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Nous avons donc, une fois de plus, été des meurtriers. En outre, nos coups en plein océan ont tué des millions de poissons et de nombreux pêcheurs car ces derniers et les autres navigateurs n’avaient pas entendu nos avertissements.

Le gouvernement indien semblait aussi furieux pour les poissons que pour les pêcheurs… toutefois, le principe du caractère sacré de la vie ne s’appliquait pas à nous : il demandait tout simplement nos têtes.

L’Afrique et l’Europe ont eu des réactions plus sensées mais bien différentes. En Afrique, la vie n’a jamais eu un caractère sacré et ceux qui sont allés voir les bombardements n’ont guère été pleurés. L’Europe avait disposé d’une journée pour apprendre que nous pouvions frapper où nous voulions, et pour s’apercevoir que nos bombes étaient mortelles. Il y a eu des morts, certes, surtout des marins trop têtus. Mais il n’y a pas eu à déplorer de pertes dans les zones désertiques, comme en Inde et en Amérique du Nord, non plus qu’au Brésil et dans les autres régions d’Amérique du Sud.

Puis est venu, encore une fois, le tour de l’Amérique du Nord… dimanche 17 octobre 2076, à 9 heures, 58 minutes 28 secondes.

Mike l’avait programmé à exactement 10 heures de notre heure, à cause du trajet parcouru en une journée par Luna, sur son orbite, et à cause de la rotation de Terra, ce qui a fait que l’Amérique du Nord nous a présenté son étendue à 5 heures du matin, heure de la côte est, et à 2 heures du matin, heure de la côte Pacifique.

Dès le début de la matinée du samedi, nous avions commencé à discuter de ces divers objectifs. Prof n’avait pas demandé la réunion du cabinet de Guerre, tous les membres s’étaient spontanément rassemblés, sauf « Clayton » Watenabe qui avait rejoint Kongville pour prendre en main la défense de la ville. Prof, moi-même, Finn, Wyoh, le juge Brody, Wolfgang, Stu et Terence Sheehan avions huit opinions différentes. Prof a bien raison : à plus de trois, les gens sont incapables de décider de quoi que ce soit.

Je devrais plutôt dire que cela ne faisait que six opinions, car Wyoh avait gardé sa jolie bouche fermée, ainsi que Prof qui servait, lui, d’élément modérateur. Mais les autres faisaient autant de bruit que dix-huit personnes. Stu se fichait de ce que nous frappions, à condition que la Bourse de New York ouvre le lundi matin :

— Nous avons vendu à découvert dix-neuf valeurs différentes, jeudi dernier. Si nous ne voulons pas que ce pays ne soit en banqueroute avant ses premiers balbutiements, il vaudrait mieux que mes ordres d’achat à terme destinés à couvrir mes ventes soient exécutés. Dites-le-leur, Prof ; faites leur comprendre.

Brody voulait se servir de la catapulte pour démolir tous les vaisseaux qui quitteraient l’orbite d’attente. Le juge ne connaissait rien à la balistique, il ne savait qu’une chose : que ses hommes, ses chers foreurs, étaient exposés. Je n’ai pas discuté car presque toutes nos charges restantes attendaient déjà sur orbites lentes et nous allions bientôt être fixés… je ne croyais d’ailleurs pas que nous pourrions longtemps continuer à nous servir de la catapulte.

Sheenie pensait qu’il serait intelligent de refaire le quadrillage et de lancer une charge exactement sur le sommet du plus grand immeuble du Directoire d’Amérique du Nord.

— Je connais les Américains, j’étais moi-même l’un des leurs avant qu’ils ne me déportent. Ils sont certainement furieux d’avoir tout confié à l’administration des N.F. Fichons en l’air ces bureaucrates et ils se rangeront de notre côté.

Wolfgang Korsakov, au grand déplaisir de Stu, pensait que leurs affaires prospéreraient si toutes les Bourses mondiales restaient fermées jusqu’à ce que tout soit terminé.

Finn penchait pour la manière forte : les avertir de retirer tous leurs vaisseaux de notre ciel et les frapper pour de bon s’ils n’obtempéraient pas.

— Sheenie se trompe sur les Américains ; je les connais bien, moi aussi. L’Amérique du Nord constitue l’ossature des N.F. ; c’est eux qu’il faut rosser ; ils nous traitent déjà d’assassins, nous pouvons donc leur cogner dessus, et cogner dur ! Détruisons les villes américaines et nous pourrons arrêter les autres bombardements.

Je suis discrètement parti et suis allé voir Mike. J’ai pris des notes. Quand je suis revenu, la discussion n’était pas terminée. Prof a levé les sourcils lorsque je me suis assis.

— Monsieur le maréchal, vous ne nous avez pas fait part de votre opinion.

— Prof, lui ai-je répondu, j’aimerais bien que vous laissiez tomber cette idiotie de « monsieur le maréchal ». Les enfants sont couchés, nous pouvons nous permettre de parler librement.

— Comme vous voudrez, Manuel.

— J’attendais de voir si nous pouvions parvenir à un accord (ce qui était impossible). Je ne vois pas pourquoi je devrais avoir une opinion, ai-je continué. Je ne suis jamais qu’un garçon de courses, je ne suis ici que parce qu’il se trouve que je sais programmer un ordinateur balistique.

J’ai dit cela en regardant Wolfgang droit dans les yeux… c’est un camarade de première, mais un foutu intellectuel. Moi, je ne suis qu’un pauvre mécanicien sans instruction tandis que lui, il avait obtenu un diplôme d’une grande école, Oxford, avant d’être déporté. Il faisait preuve de déférence envers Prof, mais rarement envers quelqu’un d’autre. Stu, da… mais Stu aussi avait des références mondaines.

Wolf se tortillait sur son siège.

— Allez-y, Mannie, a-t-il dit. Naturellement, nous voulons votre avis.

— Je n’ai pas d’avis. Les plans de bombardement ont été suivis avec soin ; tout le monde pouvait les discuter, avant. Je n’ai rien vu qui puisse justifier une modification.

— Manuel, a dit Prof, acceptez-vous d’expliquer le deuxième bombardement de l’Amérique du Nord, pour notre bénéfice à tous ?

— D’accord. Le but de ce second assaut est de les obliger à utiliser leurs fusées d’interception. Chaque coup est dirigé vers une grande ville – un point désert près d’une grande ville, devrais-je préciser. Et nous allons les avertir, très peu de temps avant de frapper… Combien de temps, maintenant, Sheenie ?

— Nous les avertissons en ce moment même. Mais nous pouvons encore apporter des modifications, et je crois que nous le devrions.

— Peut-être. La propagande, c’est pas mon boulot. Dans la plupart des cas, nous avons visé assez près pour les forcer à nous intercepter. Des objectifs maritimes… et ça va faire mal : non seulement ça va tuer du poisson mais aussi tous ceux qui se trouveront sur le rivage, à cause des raz de marée ; le littoral va être dévasté. (J’ai regardé ma montre et me suis aperçu qu’il me fallait gagner du temps.) Seattle va prendre un coup en plein dans le Puget Sound ; San Francisco va perdre les deux ponts dont ils sont tellement fiers. Pour Los Angeles, une charge est prévue entre Long Beach et Catalina, une autre à quelques kilomètres plus au nord, sur la côte. Mexico se trouvant à l’intérieur des terres, nous avons choisi d’en envoyer une sur le Popocatepetl, où tout le pays pourra la voir. Pour Salt Lake City, nous l’envoyons en plein dans le lac. Nous avons négligé Denver, car ils verront bien ce qui se passera dans les Colorado Springs. Nous continuons naturellement de bombarder les monts Cheyenne et les pilonnerons dès que nous les aurons à nouveau dans notre ligne de tir. Saint Louis et Kansas City seront touchés en plein dans leurs fleuves respectifs, comme La Nouvelle-Orléans, qui va d’ailleurs probablement connaître une inondation. Toutes les villes des Grands Lacs auront leur part, c’est une longue liste… dois-je la lire ?