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Deux heures plus tard, le poste des N.F. déclarait que les rebelles lunaires tenaient déjà sur orbite des projectiles au moment de la destruction de la catapulte mais que ces quelques charges seraient bien les dernières. Après le troisième bombardement de l’Amérique du Nord, j’ai arrêté le radar. J’avais d’ailleurs pris soin de ne pas le faire fonctionner d’une manière continue ; le jeunot avait été programmé pour ne regarder qu’en cas de nécessité et jamais plus de quelques secondes d’affilée.

Je devais encore attendre neuf heures avant le prochain bombardement, celui de la Grande Chine.

Mais nous ne disposions pas de neuf heures pour prendre notre décision la plus importante, à savoir si nous allions véritablement la bombarder. Nous n’avions aucun renseignement, sauf ceux qui nous parvenaient par les stations terrestres. Des informations probablement erronées. Mince ! Nous ne savions même pas si nos terriers avaient, ou non, été bombardés. J’ignorais si Prof était mort ou s’il vivait encore. Merde et deux fois merde ! Je faisais maintenant fonction de Premier ministre, mais j’avais besoin de Prof ; être « chef de l’État », ça me faisait une belle jambe ! Et plus que tout, j’avais besoin de Mike pour calculer les données, estimer les incertitudes et évaluer les probabilités dans un sens ou dans l’autre.

Ma parole, je ne savais même pas si des vaisseaux se dirigeaient vers nous. Pire, je n’osais même pas regarder. Si je faisais marcher les radars et utilisais le petit rejeton pour explorer le ciel, tous les vaisseaux de guerre qu’il atteindrait de son faisceau le repéreraient infiniment plus vite que lui-même ne les verrait, car eux étaient conçus pour réagir aux échos radars. C’est du moins ce que l’on m’avait dit. Bon sang, je n’étais pas soldat, moi, juste un technicien informatique qui, par hasard, s’était retrouvé au mauvais endroit !

Quelqu’un a frappé à la porte ; je me suis levé pour ouvrir. Wyoh, avec du café. Elle ne m’a rien dit, elle s’est contentée de me donner une tasse puis de partir.

J’ai bu mon café. Ben voyons, mon garçon ! On vous laisse tout seul, et on attend encore que vous fassiez sortir des lapins de votre chapeau ! Je ne m’en sentais pourtant pas capable.

De très loin, du fin fond de ma jeunesse, j’ai alors entendu Prof :

— Manuel, quand vous vous trouvez devant un problème que vous ne comprenez pas, essayez de résoudre tout ce que vous pouvez comprendre, puis considérez une nouvelle fois le problème.

Souvent il m’avait enseigné des choses qu’il ne saisissait pas très bien lui-même – surtout en maths –, mais il m’avait surtout appris quelque chose de beaucoup plus important, un principe de base.

Et j’ai su ce que je devais faire en premier lieu.

Je suis allé près du jeunot et je lui ai fait imprimer tous les impacts prévus de tous les projectiles sur orbite. Une tâche aisée pour lui, un préprogramme qu’il pouvait sortir à n’importe quel moment, malgré le temps écoulé. Pendant qu’il s’exécutait, j’ai étudié certains des programmes que Mike m’avait préparés en cas d’éventuelles modifications.

J’en ai alors choisi certains ; ce n’était pas difficile, il fallait seulement faire attention, les lire avec soin et les taper sans faire d’erreur. J’ai demandé au jeunot de les imprimer une nouvelle fois pour pouvoir les vérifier avant de lui donner le signal d’exécution.

Une fois cela terminé – au bout de quarante minutes –, la trajectoire de tous les projectiles lancés sur un objectif à l’intérieur des terres avait été modifiée de manière à atteindre une ville côtière… tout en me ménageant la possibilité de retarder l’exécution pour les rochers de dernière réserve. Sauf si j’annulais le programme, le jeunot pouvait aussitôt les remettre en position.

Maintenant que je ne me sentais plus aussi opprimé par ce problème de temps, que je pouvais dévier tous mes projectiles vers la mer quelques minutes seulement avant le moment prévu pour l’impact, je pouvais enfin réfléchir.

Après cela, j’ai convoqué mon « cabinet de Guerre », c’est-à-dire Wyoh, Stu et Greg, mon commandant des Forces Armées, dans le bureau de Greg. Nous avons autorisé Leonore à aller et venir pour nous apporter du café et des sandwiches, on lui a même permis de rester si elle ne parlait pas. Leonore est une femme intelligente qui sait quand elle doit se tenir tranquille.

Stu a ouvert le débat :

— Monsieur le Premier ministre, je ne crois pas que nous devrions frapper la Grande Chine.

— Laissez tomber les titres, Stu. Je joue peut-être un rôle, mais en tout cas, je n’ai pas de temps à perdre avec des formalités.

— Très bien. Puis-je expliquer mon point de vue ?

— Plus tard. (J’ai exposé d’abord ce que j’avais fait pour nous donner plus de temps ; il a acquiescé en silence.) Ce qui nous gêne le plus, c’est que nous sommes privés de tout moyen de communiquer soit avec Luna City, soit avec la Terre. Greg, des nouvelles de l’équipe de dépannage ?

— Elle n’est pas encore rentrée.

— Si la rupture se trouve à proximité de Luna City, ça peut prendre assez longtemps, à condition qu’ils puissent encore réparer les câbles. Nous devons donc agir comme si nous étions seuls. Greg, disposes-tu de quelque technicien capable de nous bricoler un émetteur radio pour parler avec la Terre ? Du moins par l’intermédiaire de leurs satellites, pour ne pas avoir besoin d’une antenne trop grande. Je peux d’ailleurs donner un coup de main, sans compter que l’informaticien que je t’ai envoyé n’est pas trop mauvais. (Et même bon : c’était le pauvre type que j’avais autrefois faussement accusé d’avoir permis à une mouche de se promener dans les circuits de Mike. Je l’avais affecté à ce poste.)

— Harry Biggs, le directeur de mon usine électrique, peut faire n’importe quoi dans ce domaine, m’a répondu Greg, songeur. S’il a le matériel nécessaire.

— Qu’il se mette au boulot. Nous pouvons nous permettre de détruire n’importe quoi, sauf le radar et l’ordinateur, dès que la catapulte aura éjecté tous les projectiles. Combien nous en reste-t-il ?

— Vingt-trois, et nous n’avons plus d’acier.

— Il faut donc, avec vingt-trois projectiles, gagner ou perdre. Qu’on se prépare immédiatement à les charger ; il se peut que nous les lancions aujourd’hui.

— Ils sont déjà prêts. Nous pouvons les charger en un clin d’œil.

— Parfait. Autre chose : je ne sais pas s’il y a un croiseur des N.F. – il peut même y en avoir plus d’un – dans notre ciel. Et j’ai peur de regarder au radar, car ça pourrait trahir notre position. Il faut donc organiser une surveillance spatiale. Peux-tu trouver des volontaires dans tes rangs pour guetter à vue ?

Leonore a pris la parole :

— Je suis volontaire !

— Merci, chérie, accepté.

— Nous en trouverons, a dit Greg. Inutile de risquer nos femmes.

— Si, Greg ; il faut que tout le monde s’y mette.

J’ai alors expliqué ce que je désirais : la Mare Undarum se trouvait maintenant dans l’obscurité de la semi-lunaison ; le soleil s’était couché. La frontière invisible qui séparait la lumière du soleil et l’ombre de Luna s’étirait au-dessus de nous, en un point précis. Les vaisseaux traversant notre ciel nous apparaîtraient brusquement à l’ouest et disparaîtraient tout aussi vite vers l’est. La portion visible de leur orbite irait de l’horizon à un point donné du ciel. Si l’on pouvait, à l’œil nu, définir ces deux points extrêmes, en repérer un d’après quelque relief du sol et l’autre d’après la position des étoiles, mesurer approximativement la durée du passage en comptant les secondes, alors le jeunot pourrait commencer à faire ses calculs : qu’ils passent deux fois seulement à portée de vue et le jeunot connaîtrait et la période et la courbe précise de l’orbite. Je saurais alors à peu près quand se servir sans risque du radar, de la radio et de la catapulte. Je ne voulais pas, en effet, expédier un projectile tant qu’un vaisseau des N.F. se trouverait au-dessus de l’horizon, afin qu’il ne puisse pas nous repérer avec son radar.