Nous avons attendu, et écouté.
La Grande Chine, se faisant le porte-parole de toutes les puissances ayant le droit de veto, acceptait un armistice et nous annonçait que notre ciel se trouvait maintenant entièrement dégagé. Leonore pleurait à chaudes larmes ; elle embrassait tous les gens qui passaient à sa portée.
Il nous a fallu un certain temps pour nous calmer (un homme est incapable de penser correctement quand des femmes s’agrippent à son cou et surtout quand cinq de ces femmes ne sont pas ses épouses…). Cinq minutes plus tard, après avoir repris mes esprits, j’ai déclaré :
— Stu, je veux que vous alliez immédiatement à Luna City. Rassemblez votre équipe. Pas de femmes : vous allez être obligés de voyager en surface pour les derniers kilomètres. Voyez ce qui s’y passe, mais commencez surtout à établir un relais avec celui que nous avons posé et téléphonez-moi.
— Compris, monsieur !
Nous lui avons fourni tout l’équipement nécessaire à un voyage pénible – des bouteilles d’air supplémentaires, un abri de secours et tout le reste, quand tout à coup, la Terre m’a appelé, moi… sur la fréquence que nous écoutions parce que – ce que j’appris plus tard – ce message était retransmis sur toutes les ondes disponibles :
« Message personnel, de Prof à Mannie. Mots de passe : Prise de la Bastille et Le gamin de Sherlock. Venez immédiatement. Votre voiture vous attend au nouveau relais. Message personnel, de Prof à…»
Et le message repassait sans arrêt.
— Harry !
— Da, Boss ?
— Message en direction de la Terre… émission à grande vitesse ; il ne faut pas qu’ils nous situent encore. « Message personnel, de Mannie pour Prof. Mot de passe : canon d’airain. J’arrive ! » Demandez-leur d’accuser réception mais n’émettez qu’une seule fois.
29
Stu et Greg ont conduit pendant le voyage de retour tandis que Wyoh, Leonore et moi-même étions secoués sur la plate-forme non couverte du camion, bien attachés pour ne pas tomber ; trop petite, cette plate-forme. J’ai eu le temps de réfléchir : les filles n’avaient pas de combinaisons équipées de radio et nous ne pouvions nous parler que par contact direct de nos casques… Pas très pratique.
Je commençais à comprendre – maintenant que nous avions gagné – certaines parties jusqu’alors obscures du plan de Prof. Cette incitation à leur faire attaquer la catapulte avait épargné les terriers, du moins je l’espérais. Oui, c’était bien son intention, et Prof s’était toujours montré assez indifférent quant aux dommages que pouvait subir la catapulte. Il y en avait une autre, c’est vrai… mais très éloignée et difficile d’accès. Il faudrait des années pour installer un réseau de métro jusqu’à la nouvelle catapulte, située dans les hautes montagnes. Il serait probablement moins onéreux de réparer l’ancienne. Si elle était réparable.
D’une manière comme de l’autre, pendant ce temps, nous n’expédierions pas de grain vers Terra.
Et Prof souhaitait justement cela ! Certes, il n’avait jamais laissé échapper le moindre indice selon lequel son plan consistait à faire détruire la vieille catapulte – son plan à longue échéance, pas seulement pour la révolution. Peut-être ne l’admettrait-il pas, même maintenant ? Mais Mike me le dirait si je lui posais la question l’air de rien : avait-il, oui ou non, tenu compte de ce facteur pour établir ses prévisions ? Je veux parler de ces prédictions d’émeutes, de famine et de tout cela, tu me comprends. Mike ? Oui, il me le dirait.
Ce marché, une tonne contre une tonne… Prof l’avait exposé sur Terra comme un argument en faveur de la construction d’une catapulte terrienne ; pourtant, quand nous étions seuls, il ne s’était jamais montré très enthousiaste à ce sujet. Il m’avait même dit une fois, pendant notre séjour en Amérique du Nord : « Oui, Manuel, je suis certain que ça marchera mais s’ils la construisent, ce ne sera qu’un marché provisoire. À une époque, environ deux siècles avant nous, on avait l’habitude d’envoyer par bateaux le linge sale de Californie jusqu’aux blanchisseries d’Hawaï, je vous le jure, et l’on renvoyait le linge propre. Les circonstances étaient spéciales. Si nous assistons jamais à des envois d’eau et d’engrais à destination de Luna, et si nous expédions du grain comme fret de retour, ce ne sera, de toute manière, qu’un marché provisoire. L’avenir de Luna est conditionné par sa position unique, au sommet d’un précipice gravitationnel situé au-dessus d’une planète riche. Elle dispose d’une source d’énergie bon marché et d’immenses possibilités immobilières. Si nous, les Lunatiques, nous nous montrons assez intelligents au cours du siècle à venir pour devenir un port franc et nous garder d’appartenir à quelque alliance que ce soit, nous deviendrons un lieu de passage obligatoire, un carrefour entre deux, trois planètes et même pour tout le système solaire. Nous ne serons plus jamais des agriculteurs. »
Ils étaient venus à notre rencontre à la station Est et nous ont à peine laissé le temps d’ôter nos combinaisons pressurisées. Le même scénario que lors de notre retour de Terra : acclamés par la foule, portés en triomphe. Même les filles, car Slim Lemke a demandé à Leonore :
— Pouvons-nous vous porter, vous aussi ?
Et Wyoh a répondu :
— Pourquoi pas ?
Et je vous assure que les stilyagi n’ont pas laissé passer leur chance.
La plupart des hommes avaient leurs combinaisons pressurisées et j’ai été fort surpris de voir combien il y en avait qui portaient des fusils… jusqu’au moment où je me suis aperçu qu’il ne s’agissait pas de nos fusils à nous, mais des fusils pris à l’ennemi. Enfin, pour tout dire, mon plus grand soulagement a été de voir que L City n’avait pas souffert !
Je me serais bien passé de ce défilé triomphal ; j’avais surtout hâte de trouver un téléphone pour demander à Mike ce qui s’était passé, pour connaître l’étendue des destructions, les pertes, le prix de notre victoire. Manque de chance ! Bon gré, mal gré, on nous a entraînés jusqu’au Vieux Dôme.
Ils nous ont hissés sur une estrade avec Prof et les autres membres du ministère, de grosses légumes, des gens que je ne connaissais même pas. Nos filles ont couvert Prof de baisers, lui-même m’a embrassé comme on fait dans les pays latins, joue contre joue ; on m’a mis un bonnet phrygien sur la tête. Dans la foule, j’ai vu la petite Hazel et lui ai envoyé un baiser.
Ils se sont enfin calmés pour permettre à Prof de parler.
— Mes amis (puis il a attendu un instant). Mes amis (a-t-il répété doucement). Mes camarades bien-aimés. Enfin nous nous trouvons libres et nous avons maintenant avec nous les héros qui ont mené l’ultime combat pour la liberté de Luna, ces héros qui se sont battus, seuls ! (On nous a fait une ovation et il a attendu de nouveau. Je voyais qu’il était fatigué ; ses mains tremblaient, il était obligé de s’appuyer contre la tribune.) Je voudrais qu’ils prennent la parole, car nous voulons tous entendre de leur propre bouche ce qui s’est passé.
« Mais je dois d’abord vous faire part d’une bonne nouvelle : la Grande Chine vient tout juste d’annoncer qu’elle entreprend dans l’Himalaya la construction d’une énorme catapulte pour rendre les expéditions à destination de Luna aussi faciles et bon marché que le sont les expéditions dans le sens Luna-Terra. (Quelques bravos l’ont interrompu, puis il a continué :) Mais cela, c’est pour l’avenir. Aujourd’hui… Quel jour de gloire ! Le monde a enfin accepté de reconnaître la Souveraineté de Luna ! Nous sommes libres ! Vous avez gagné votre liberté…
Prof s’est arrêté… un air de surprise sur le visage. Non, il n’avait pas peur, il était intrigué. Il a titubé légèrement.