Puis il est mort.
30
Nous l’avons transporté dans une boutique derrière l’estrade ; les soins de douze médecins se sont avérés inutiles ; son vieux cœur avait lâché, il s’était trop fatigué. Ils l’ont emporté et je les ai suivis.
Stu m’a pris par le coude.
— Monsieur le Premier ministre…
— Quoi ? Oh ! Nom de Bog !
— Monsieur le Premier ministre, a-t-il répété fermement, vous devez vous adresser à la foule, il faut les faire rentrer chez eux. Il y a beaucoup de choses à régler de toute urgence.
Il parlait calmement mais des larmes coulaient le long de ses joues.
Je suis donc retourné sur l’estrade, j’ai confirmé ce qu’ils avaient deviné et je leur ai dit à tous de rentrer chez eux. Puis je me suis précipité dans notre chambre L du Raffles – là où tout avait commencé – pour une réunion du cabinet d’urgence. La première chose que j’ai faite a été de me précipiter sur le téléphone ; j’ai pris le combiné et j’ai composé MYCROFTXXX.
Pas de tonalité. J’ai essayé encore une fois ? même résultat. J’ai repoussé l’isolateur sonore et j’ai demandé à mon voisin, Wolfgang :
— Les téléphones ne marchent donc pas ?
— Ça dépend. Le bombardement d’hier nous a pas mal secoués. Si vous voulez un numéro extérieur, vous feriez mieux d’appeler la centrale des communications.
Je me voyais bien leur demander de me donner un numéro non attribué…
— Quel bombardement ?
— Vous n’êtes pas au courant ? Ils visaient uniquement le Complexe. Enfin, les gars de Brody ont pu descendre le vaisseau. Il n’y a pas eu trop de mal, rien qui ne puisse être réparé.
J’ai été obligé de laisser tomber : ils m’attendaient tous. Je ne savais vraiment pas ce que je devais faire, mais Stu et Korsakov, eux, le savaient. Nous avons demandé à Sheenie de rédiger le bulletin de victoire à destination de Terra et des autres zones de Luna ; j’ai moi-même décrété une lunaison de deuil, vingt-quatre heures de repos, pas d’activités inutiles. J’ai donné des ordres pour que le corps de Prof soit exposé solennellement. On me soufflait les mots, j’étais tout engourdi, mon cerveau se refusait à fonctionner. D’accord pour la convocation du Congrès à la fin des vingt-quatre heures ! À Novylen ? D’accord !
Sheenie avait des dépêches en provenance de la Terre. Wolfgang a écrit pour moi la réponse, déclarant qu’à la suite de la mort de notre président, nous différions toutes les réponses d’au moins vingt-quatre heures. J’ai enfin pu m’échapper en compagnie de Wyoh. Une escorte de stilyagi a écarté la foule pour nous permettre d’atteindre le sas n°13. Une fois à la maison, je me suis précipité dans mon atelier, sous prétexte de changer de bras.
— Mike ?
Pas de réponse…
J’ai alors essayé de composer son numéro par le téléphone de la maison : pas de tonalité. Je me suis résolu à aller dans le Complexe le lendemain. Avec la disparition de Prof, j’avais besoin de Mike plus que jamais.
Mais le lendemain, je n’ai pas pu m’y rendre ; le métro Trans-Crisium était hors d’usage à cause du dernier bombardement. On pouvait se rendre à Torricelli et à Novylen, et même atteindre Hong-Kong ; mais le Complexe, qui se trouvait à la porte à côté, ne pouvait se rallier que par voiture à chenilles souples. Je n’avais pas le temps : j’étais « le gouvernement ».
Je me suis arrangé pour y aller deux jours plus tard. Nous avions décidé à l’unanimité que le vice-président (Finn) prenait la présidence, après avoir décidé, Finn et moi, que Wolfgang remplirait le mieux la fonction de Premier ministre. Nous avons fait valider ces décisions et je suis redevenu un simple député, absent aux sessions du Parlement.
À ce moment, la plupart des téléphones marchaient de nouveau et on pouvait appeler le Complexe. J’ai donc composé MYCROFTXXX. Pas de réponse… Je suis sorti en jeep. Il m’a fallu descendre et marcher dans le tunnel du métro pour le dernier kilomètre mais j’ai retrouvé mon chemin vers le niveau inférieur du Complexe, intact à première vue.
Et Mike m’a semblé lui aussi indemne.
Mais, quand je lui ai parlé, il ne m’a pas répondu.
Et il n’a plus jamais répondu. Et cela depuis lors.
On peut lui poser des questions en logolien – et on obtient des réponses en logolien. Il travaille toujours aussi bien… pour un ordinateur. Mais il ne parle pas ou ne peut pas parler.
Wyoh a essayé de le cajoler. Puis elle a cessé. Même moi, à la fin, j’ai abandonné.
Je ne sais pas comment c’est arrivé. De nombreuses extensions de Mike avaient souffert du bombardement, qui avait d’ailleurs pour but, j’en suis certain, de tuer notre ordinateur balistique. Était-il tombé en dessous de ce fameux seuil qui permet d’avoir une conscience ? (Je n’ai jamais eu de certitude, je ne peux formuler que des hypothèses.) À moins que la décentralisation que nous avions faite auparavant ne l’ait tué ?
Je ne sais pas. Si ce n’est qu’une question de seuil, il y a pourtant longtemps qu’il a été réparé, il devrait avoir récupéré. Alors, pourquoi ne se réveille-t-il pas ?
Une machine peut-elle éprouver une telle frayeur, une telle souffrance, qu’elle se réfugie dans le mutisme, qu’elle refuse de répondre ? Que son ego se contracte à l’intérieur d’elle-même, parfaitement conscient, mais effrayé de se dévoiler ? Non, impossible : Mike ne savait pas ce qu’est la peur… il avait le même courage insouciant que Prof.
Les années ont passé, tout a changé… Mamie a depuis longtemps choisi d’abandonner la direction de la famille ; c’est maintenant Anna la « Mamie », tandis que Mamie rêve devant la vidéo. Slim a demandé à Hazel de prendre le nom de Stone, ils ont deux gosses et Hazel fait des études d’ingénieur. Maintenant grâce aux nouveaux traitements, nous savons limiter les méfaits de la faible pesanteur et il arrive souvent que des vers de Terre viennent séjourner ici trois ou quatre ans et puissent rentrer chez eux sans séquelles. Nous avons aussi des médicaments en sens inverse et nous nous en servons, certains de nos gosses allant maintenant à l’école sur Terra. Quant à la catapulte du Tibet, il a fallu dix-sept ans au lieu de dix pour la construire ; sur le Kilimandjaro, ils ont terminé beaucoup plus vite le travail.
Une agréable surprise : le moment venu, Leonore a proposé Stu ; j’aurais plutôt cru que Wyoh l’aurait fait la première. Ça n’a fait aucune différence et nous avons tous voté « Da ! ». Une autre chose qui avait été prévue depuis longtemps, car nous nous en étions occupés, Wyoh et moi, pendant que nous faisions partie du gouvernement : en plein centre du Vieux Dôme, sur une stèle, se trouve un canon d’airain surmonté d’un drapeau qui flotte dans la brise artificielle : un semis d’étoiles sur fond noir traversé d’une barre de bâtardise rouge sang et brochant sur le tout, un fier et beau canon d’airain ; au-dessous, notre devise : URGCNEP ! C’est là que se déroulent les cérémonies du 4-Juillet.
Tout se paye… Prof le savait et il avait payé, gaiement.
Mais il avait sous-estimé les bavards. Ils n’ont pas adopté la moindre de ses idées. Il semble que l’être humain possède un instinct profondément ancré qui lui fait décréter obligatoire tout ce qui n’est pas interdit. Prof était fasciné par les possibilités qu’offrait un grand ordinateur intelligent pour façonner l’avenir… même s’il ne voyait pas toujours ce qui se trouvait sous son nez. Oh, je l’ai soutenu ! Mais je me demande aujourd’hui si j’ai eu raison. Des émeutes, des famines ne sont-elles pas un prix trop cher payé pour apprendre à un peuple le prix de la vie ? Je ne sais pas…