— Mais, c’est merveilleux ! (Wyoming m’a gratifié d’un long sifflement ; elle paraissait réjouie.) Tout le monde devrait faire cela !
— J’espère que non, cela se verrait. Laissons-leur trouver eux-mêmes le moyen de rouler l’Autorité ; notre famille, elle, l’a toujours fait. Pour en revenir à tes projets, Wyoh, il y a deux choses qui ne vont pas. Pour commencer, il ne faut jamais compter sur la « solidarité » ; les types comme Hauser céderont, parce qu’ils sont réellement pris au piège et bien incapables de se libérer. Supposons qu’on participe tous à cet élan de solidarité et qu’on ne livre pas le moindre gramme de grain sur l’aire de catapultage. Oublions la glace : c’est le grain qui rend l’Autorité bien plus puissante que le comité impartial qu’elle était censée représenter lors de sa création. Bon. Pas de grain. Qu’arrive-t-il alors ?
— Ils devront tout simplement entamer des négociations pour fixer un prix équitable, un point c’est tout.
— Ma chère, toi et tes camarades, vous vous écoutez trop parler. L’Autorité appellera cela une rébellion et des vaisseaux de guerre se mettront en orbite, chargés de bombes destinées à L City, Hong-Kong, Tycho Inférieur, Churchill et Novylen ; des troupes débarqueront, on chargera des barges de grain sous la protection de l’armée… et les agriculteurs se précipiteront à qui mieux-mieux pour coopérer. Terra possède des canons, le pouvoir, des bombes et des vaisseaux ; elle n’acceptera pas de se laisser agresser sans réagir par d’anciens condamnés. Quant aux fauteurs de troubles comme toi – et moi, du moins en pensée –, ils les acculeront et les élimineront pour nous apprendre à vivre. Ces vers de Terre diront que nous l’avons bien cherché… car on n’écoutera pas notre voix. Pas sur Terra.
Wyoh semblait fort entêtée.
— Des révolutions ont déjà réussi. Lénine n’avait qu’une poignée de compagnons.
— Lénine se battait contre un pouvoir agonisant. Wye, corrige-moi si je me trompe : les révolutions ne réussissent jamais – je dis bien jamais – face à un gouvernement fort. Il faut qu’il soit déjà affaibli, voire qu’il ait disparu.
— Ce n’est pas vrai ! La révolution américaine…
— Le Sud a perdu, niet ?
— Pas cette révolution : celle qui a eu lieu un siècle plus tôt. Ils avaient les mêmes ennuis avec l’Angleterre que ceux que nous avons ici… et ils ont gagné !
— Ah ! celle-là… Mais l’Angleterre n’avait-elle pas aussi des ennuis ? Avec la France, l’Espagne et la Suède, à moins que ce ne soit la Hollande ? Et l’Irlande. L’Irlande a connu la révolte ; les O’Kelly y ont participé. Wyoh, si vous parvenez à déclencher des troubles sur Terra, disons une guerre entre la Grande Chine et l’Europe du Nord, alors, oui, je dirai moi aussi qu’il est temps de tuer le Gardien et de déclarer la déchéance de l’Autorité. Mais pas aujourd’hui.
— Tu es pessimiste.
— Niet. Réaliste. Je ne suis jamais pessimiste. Je suis trop Lunatique pour parier sans la moindre chance. Donne-moi seulement une chance sur dix et je marche. Mais il me faut au moins ça. (J’ai repoussé ma chaise.) Fini de manger ?
— Oui. Bolchoï spasibo, tovaritch. C’était merveilleux !
— Tout le plaisir a été pour moi. Va sur le canapé, je débarrasse la table… non, je n’ai pas besoin d’aide, c’est moi qui reçois.
J’ai nettoyé la table, renvoyé le tout sauf le café et la vodka, replié la table, rangé les chaises, et je me suis retourné pour parler.
Écroulée sur le divan, elle dormait, la bouche ouverte, le visage aussi frais que celui d’une petite fille.
D’un pas silencieux, je me suis rendu dans la salle de bains dont j’ai fermé la porte. Après un bon bain, je me suis senti mieux – j’avais d’abord nettoyé mon collant et il avait eu le temps de sécher lorsque je suis sorti de la baignoire : le monde peut bien s’écrouler si j’ai le temps de me laver et de mettre des vêtements propres !
Petit problème : Wyoh dormait toujours. J’avais pris une chambre à deux lits pour ne pas lui donner l’impression de vouloir l’inciter à coucher avec moi : je n’aurais rien eu contre, mais son refus avait été clair et net. Seulement, il fallait déplier le canapé, et l’autre était encastré dans le mur derrière. Allais-je devoir sortir le matelas, prendre Wyoh dans mes bras comme une enfant endormie et la changer de place ?
Je suis retourné dans la salle de bains remettre mon bras en place.
Puis j’ai décidé d’attendre. Le téléphone comportait un capuchon isolateur. Wyoh ne semblait pas prête de s’éveiller et je commençais à me sentir impatient. Une fois assis, j’ai abaissé le capuchon et j’ai composé « MYCROFTXXX ».
— Hello ! Mike.
— Hello ! Man. As-tu étudié ces plaisanteries ?
— Quoi ? Ah, oui ! Mike, je n’ai pas eu une minute à moi… ça représente peut-être beaucoup de temps à tes yeux, mais c’est très peu pour moi. Je vais m’en occuper aussi vite que possible.
— Très bien. Man. As-tu trouvé un non-idiot avec lequel je puisse parler ?
— Je n’ai pas eu le temps non plus. Euh… Attends un instant.
J’ai jeté un coup d’œil sur Wyoming. « Non-idiot », dans ce cas, voulait simplement dire quelqu’un doté de compassion : Wyoh n’en manquait certainement pas. Mais pouvait-elle éprouver de la sympathie pour une machine ? Pourquoi pas. On pouvait en tout cas lui faire confiance ; non seulement nous n’avions pas seulement partagé les mêmes ennuis, elle avait aussi l’esprit subversif.
— Mike, aimerais-tu parler avec une fille ?
— Les filles sont non-stupides ?
— Quelques filles ne sont pas stupides du tout, Mike.
— J’aimerais bavarder avec une fille non-stupide, Man.
— Je vais essayer d’arranger ça. Maintenant, j’ai des ennuis et j’ai besoin de ton aide.
— Je t’aiderai, Man.
— Merci, Mike. Je voudrais appeler chez moi, mais pas de la manière habituelle. Tu sais que les conversations téléphoniques sont parfois sur écoute et que, si le Gardien en donne l’ordre, on peut adapter un dispositif pour trouver le numéro d’où vient l’appel.
— Man, tu veux que je mette ton téléphone sur écoute et que j’enregistre les numéros ? Je dois t’avertir que je connais déjà le numéro de ta maison, et aussi celui de l’appareil que tu utilises en ce moment.
— Non, non ! Je ne veux pas de raccordement dont on puisse retrouver la trace. Peux-tu, toi, appeler à mon domicile, opérer la liaison avec moi et veiller à ce que la conversation reste secrète, à ce que l’on ne puisse pas remonter jusqu’à moi, même si quelqu’un t’a déjà programmé pour cela ? Et peux-tu le faire de telle manière qu’ils ne sauront même pas que leur programme aura été détourné ?
Mike a hésité. Je suppose que c’était là une question qui ne lui avait encore jamais été posée et qu’il avait à explorer quelques milliers de possibilités pour savoir si son système de commande autorisait ce nouveau programme.
— Man, je peux le faire. Je le ferai.
— Parfait ! Tiens, programme cela : si, à l’avenir, je désire une liaison de ce genre, je demanderai « Sherlock ».