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— Terminé, Mike. À demain.

— Bonne nuit, Manuel Garcia O’Kelly, mon unique ami.

J’ai raccroché et ôté le capuchon. Wyoming, assise, m’observait d’un air interrogateur.

— Quelqu’un a-t-il appelé ? ou bien…

— Ne t’inquiète pas. J’étais en train de parler avec l’un de mes meilleurs – et de mes plus fidèles – amis. Wyoh, es-tu stupide ?

Elle a écarquillé les yeux.

— Il m’arrive parfois de le penser. Tu cherches à faire une blague ?

— Non. Si tu es non-stupide, j’aimerais que tu le rencontres. Tiens, à propos de blagues… As-tu le sens de l’humour ?

« Bien sûr que j’ai de l’humour ! » aurait répondu automatiquement toute femme. Mais pas Wyoming. Elle a froncé les sourcils d’un air pensif :

— À toi d’en juger, camarade. J’ai un certain sens de l’humour qui, en toute modestie, me satisfait.

— Parfait. (J’ai fouillé dans ma poche et en ai sorti tout un rouleau, imprimé d’une centaine de « blagues ».) Lis donc ça. Dis-moi quelles histoires sont drôles, lesquelles ne le sont pas… et celles qui font rire la première fois qu’on les entend mais qui paraissent réchauffées ensuite.

— Manuel, je n’ai jamais rencontré un homme aussi bizarre que toi. (Elle a pris le rouleau imprimé.) Dis donc, c’est du papier d’ordinateur ?

— Oui ? j’ai rencontré un ordinateur doué du sens de l’humour.

— Et alors ? Cela devait bien finir par arriver un jour. On a bien mécanisé tout le reste.

J’ai fait la réponse qui s’imposait :

— Vraiment tout ?

Elle a relevé les yeux.

— Tu es prié de ne pas m’interrompre pendant que je lis.

4

Je l’ai entendue rire à plusieurs reprises pendant que je dépliais et faisais le lit. Puis je me suis installé à côté d’elle pour parcourir ce qu’elle avait déjà lu. J’ai souri une ou deux fois, mais une plaisanterie ne me paraît jamais très drôle quand je la lis à froid, même si je sais qu’elle peut s’avérer hilarante si on la sort au bon moment. J’étais bien plus intéressé par les commentaires de Wyoh.

Elle les marquait d’un petit plus ou d’un petit moins, et parfois d’un point d’interrogation ; les histoires cochées d’un « plus » étaient en outre gratifiées d’un « une fois », ou d’un « toujours », mais ce dernier adverbe figurait plus rarement. J’inscrivais mes notes sous les siennes. Nous tombions assez souvent d’accord.

J’avais presque fini quand elle a regardé mes notes.

— Alors, ai-je dit. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je pense que tu as une forme d’esprit assez grossière et vulgaire, et je m’étonne que tes femmes te supportent.

— C’est ce que dit souvent Mamie. Mais toi, tu as donné des « plus » à des histoires qui feraient rougir de honte une fille facile.

Elle a souri.

— Da. Mais ne le dis à personne. Officiellement, je suis une organisatrice politique bien au-dessus de ce genre de choses. Alors, as-tu décide si j’avais ou non le sens de l’humour ?

— Pas sûr. Pourquoi un petit « moins » à la blague numéro dix-sept ?

— Laquelle ? (Elle a retourné le rouleau et trouvé l’histoire en question.) Pourquoi ? n’importe quelle femme en aurait fait de même ! Ce n’est pas drôle, simplement nécessaire.

— Sans doute, mais imagine comme elle doit avoir l’air bête.

— Il n’y a rien de bête là-dedans. C’est triste, voilà tout. Et regarde celle-ci : tu ne l’as pas trouvée drôle. Numéro cinquante et un.

Elle n’a jamais changé d’opinion mais j’ai compris quelque chose : nos désaccords concernaient des histoires traitant du plus vieux sujet de plaisanterie du monde. Je le lui ai dit et elle m’a approuvé.

— Naturellement. Je m’en suis aperçue. Ça n’a aucune importance, mon cher Mannie ; il y a longtemps que j’ai cessé d’être déçue par les hommes pour ce qu’ils ne sont pas ou pour ce qu’ils ne pourront jamais être.

J’ai décidé de laisser tomber la discussion. Je lui ai plutôt parlé de Mike. Presque aussitôt, elle m’a demandé :

— Mannie, es-tu en train de prétendre que cet ordinateur est vivant ?

— Qu’entends-tu par ce mot ? Il ne transpire pas, il ne va pas aux cabinets. Et pourtant, il pense, il parle et il a conscience de lui-même. Peut-on alors dire qu’il vit ?

— Je ne suis pas certaine de ce que « vivant » signifie, a-t-elle avoué. Il existe une définition scientifique, non ? L’irritabilité, ou quelque chose comme ça. Et la reproduction.

— Irritable, sans aucun doute. Et irritant, à ses heures. Quant à la reproduction, il n’a pas été conçu pour cela mais, avec le temps, du matériel et un peu d’aide, oui, Mike pourrait se reproduire.

— Moi aussi, j’ai besoin d’assistance pour ça, vu que je suis stérile. Dix bons mois lunaires et quelques kilos des meilleurs carburants, voilà le matériel dont j’ai besoin. Mais je fais de beaux enfants. Pourquoi une machine ne pourrait-elle pas être vivante ? J’ai toujours eu le sentiment qu’elles l’étaient. Certaines d’entre elles attendent seulement l’occasion de vous prendre par votre point faible.

— Mike ne ferait pas cela, pas intentionnellement en tout cas. Il est incapable de la moindre bassesse. Pourtant, il aime plaisanter et il peut lui arriver de se tromper, comme un petit chat qui ne sait pas qu’il peut griffer. Un ignorant. Non, pas un ignorant, il en connaît infiniment plus que moi, toi ou n’importe quel homme de tous les temps. Mais il ne sait pas tout.

— Répète ça, veux-tu, je n’ai pas bien suivi.

Je lui ai expliqué que Mike avait dévoré presque tous les livres de Luna, qu’il pouvait lire au moins mille fois plus vite que nous et n’oubliait jamais rien sauf s’il décidait d’effacer certaines données, qu’il était capable de raisonner avec une logique parfaite, et même trouver des solutions précises à partir de données insuffisantes… mais qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que signifiait être « vivant ».

— Je comprends, m’a-t-elle interrompu. Tu dis qu’il est intelligent et qu’il en connaît un rayon, mais qu’il n’est pas très sophistiqué. Comme un Terrien fraîchement débarqué sur le Roc. En bas, sur sa planète, il a beau être un grand professeur avec tout un tas de diplômes… ici, ce n’est qu’un enfant.

— Exactement. Mike est un gosse bardé de diplômes. Demande-lui la quantité d’eau, d’engrais et de lumière nécessaires pour produire 50 000 tonnes de blé et il te répondra sans reprendre son souffle. Mais il sera incapable de te dire si une plaisanterie est drôle.

— J’ai trouvé la plupart de celles-ci plutôt amusantes.

— Elles étaient déjà classées en tant que plaisanteries lorsqu’il les a lues, ce qui lui a permis de les enregistrer sous cette appellation. Mais il ne les comprend pas, parce qu’il n’a jamais été une… une personne. Récemment, il a essayé de créer de toutes pièces des histoires drôles. Vraiment mauvaises.

J’ai aussi essayé d’expliquer à Wyoh les efforts désespérés de Mike pour être « une personne ».

— Et, par-dessus le marché, il se sent seul.

— La pauvre chose ! Toi aussi, tu te sentirais seul si tu ne faisais rien d’autre que travailler, travailler, travailler, étudier, étudier, étudier, sans jamais voir personne. C’est de la cruauté, oui.

Alors, je lui ai parlé de la promesse que j’avais faite à Mike de lui trouver des « non-stupides ».