Je n’en revenais pas : cette femme avait passé presque toute sa vie sur le Roc… et elle pouvait encore réagir comme un nouveau débarqué, s’imaginant détruire les commandes et la machinerie.
— Wyoming, si ton intelligence égalait ta beauté, tu ne parlerais pas de faire sauter Mike, tu réfléchirais aux moyens de le mettre de ton côté.
— Que veux-tu dire ? m’a-t-elle demandé. C’est le Gardien qui commande aux ordinateurs.
— Je ne sais pas exactement ce que j’ai à l’esprit, ai-je avoué. Ceci dit, je ne crois pas que le Gardien contrôle l’informatique : il ne reconnaîtrait pas un ordinateur d’un tas de cailloux. Lui, ou son état-major, définit la politique et les plans généraux, mais ce sont des techniciens à moitié compétents qui programment tout cela dans Mike. Lui classe tout, en tire l’essence, fait des plans détaillés, distribue les tâches individuelles et permet aux mécanismes de fonctionner. Mais personne ne commande à Mike ; il est trop intelligent. Il se charge du travail qu’on lui demande parce qu’on l’a construit pour cela, mais il prend ses propres décisions selon une logique qu’il a lui-même programmée. Et tant mieux, car s’il n’était pas intelligent, le système ne marcherait pas.
— Je ne vois toujours pas ce que tu veux dire par « le mettre de notre côté ».
— Oh ! Mike n’est pas tenu à la loyauté envers le Gardien. Comme tu l’as fait remarquer, c’est une machine. Mais si je voulais détraquer les téléphones sans avoir besoin de toucher aux tuyauteries d’air ou d’eau ni aux lumières, je demanderais à Mike. S’il trouve l’idée amusante, il peut tout à fait le faire.
— Tu pourrais simplement le programmer pour cela. J’ai cru comprendre que tu avais accès à sa salle.
— Si moi ou n’importe qui d’autre programmions un tel ordre pour Mike sans lui en avoir parlé auparavant, le programme serait immédiatement mis en attente et des signaux d’alerte retentiraient partout. Tandis que si Mike le décidait… (J’ai alors mentionné le chèque de je ne sais combien de milliers de milliards.) Il est toujours en train de se chercher, Wyoh. Et il se sent seul. Il m’a dit que j’étais son seul ami, et il paraissait si confiant, si vulnérable, que j’ai eu envie de hurler. Si tu prenais la peine d’être son amie, toi aussi – sans penser à lui seulement comme à une machine –, eh bien, sans analyse préalable, je ne sais pas très bien ce qu’il ferait. En tout cas, si je tentais quoi que ce soit d’important et de dangereux, je préférerais avoir Mike de mon côté. Elle restait pensive :
— J’aimerais bien trouver un moyen pour me glisser dans la salle où il se trouve. Je ne pense pas que mon maquillage servirait à grand-chose…
— Pas besoin d’aller le voir. Mike est relié au téléphone. Veux-tu que je l’appelle ?
Elle s’est levée.
— Mannie, tu n’es pas seulement l’homme le plus extraordinaire que je connaisse, tu es aussi le plus exaspérant. Quel est son numéro ?
— C’est parce que je passe trop de temps avec des ordinateurs ! (Je me suis dirigé vers le téléphone.) Une chose, d’abord, Wyoh. Tu as l’habitude d’obtenir n’importe quoi d’un homme rien qu’en battant des cils et en roulant des hanches ?
— Euh… souvent. Mais j’ai aussi une cervelle.
— Alors, utilise-la. Mike n’est pas un homme. Il n’a ni gonades, ni hormones, ni instincts. Utiliser des tactiques féminines revient à émettre un signal zéro. Pense à lui comme à un gamin surdoué mais trop jeune pour remarquer la différence de sexe.
— Je m’en souviendrai. Dis, pourquoi parles-tu de lui comme s’il s’agissait d’un homme ?
— Je ne le considère pas comme une chose, et je ne vois pas pourquoi je dirais elle.
— Peut-être ferais-je mieux de penser à Mike comme à une femme ?
— À ta guise.
J’ai composé le numéro MYCROFTXXX, en me tenant devant le cadran pour le cacher : je ne voulais pas montrer ce numéro à Wyoh avant de savoir comment les choses tourneraient. L’idée de faire sauter Mike m’avait choqué.
— Mike ?
— Allô ! Man, mon seul ami.
— Peut-être plus le seul, désormais. J’aimerais que tu rencontres quelqu’un de non-stupide.
— Je savais que tu n’étais pas seul, Man ; j’entends une respiration. Veux-tu demander au non-stupide de s’approcher du téléphone ?
Wyoming semblait en proie à la panique. Elle a murmuré :
— Peut-il voir ?
— Non, non-stupide, je ne peux pas te voir ; ce téléphone n’est pas équipé d’un circuit vidéo. Pourtant les récepteurs bi-auriculaires me permettent de te situer avec une certaine précision. D’après ta voix, ta respiration, les battements de ton cœur, et considérant le fait que tu es seule avec un homme adulte dans la chambre d’un hôtel de passe, je peux extrapoler que tu es une femelle humaine, d’un poids de soixante-cinq kilos environ, adulte, tout près de la trentaine.
Wyoming paraissait éberluée. J’ai interrompu :
— Mike, elle s’appelle Wyoming Knott.
— Je suis très heureuse de faire ta connaissance, Mike. Tu peux m’appeler Wye.
— Why not ? a répondu Mike.
Je me suis de nouveau immiscé dans la conversation.
— Mike, est-ce une plaisanterie ?
— Oui, Man. J’ai remarqué que son prénom raccourci ne diffère de l’adverbe interrogatif anglais que par l’absence d’aspiration ; et son nom a le même son que le mot négatif standard. Un jeu de mots. Pas drôle ?
— Si, si, très drôle, a dit Wyoh. Mike, je…
Je lui ai fait signe d’attendre.
— C’est un bon jeu de mots, Mike. Parfaite illustration de ces plaisanteries qui ne sont drôles qu’une seule fois. À cause de l’élément de surprise. Enregistré ?
— J’avais déjà atteint provisoirement cette conclusion relative aux jeux de mots en repensant à tes réflexions durant notre avant-dernière conversation. Je suis heureux de voir mon raisonnement confirmé.
— Tu es un brave garçon, Mike. Tu progresses. Au fait, j’ai lu la liste de plaisanteries avec Wyoh.
— Wyoh ? Wyoming Knott ?
— Euh… Oui, naturellement. Wye, Wyoming, Wyoming Knott, c’est pareil. Il suffit de ne pas l’appeler « Why not ».
— D’accord pour éviter ce jeu de mots, Man. Gospoja, devrais-je dire Wyoh plutôt que Wye ? Je suppose que cette forme monosyllabique pourrait se confondre avec l’adverbe interrogatif par manque de redondance et sans intention de jouer sur les mots.
Wyoming a froncé les sourcils – l’anglais de Mike était parfois indigeste – mais elle a repris rapidement son esprit.
— Parfait, Mike. Wyoh reste le surnom que je préfère.
— Dans ce cas, je l’utiliserai. La forme complète de ton prénom constitue une cause d’erreur d’interprétation plus grande encore, étant donné qu’il se prononce exactement comme le nom d’une région administrative du nord-ouest du Directoire d’Amérique du Nord.
— Je sais, je suis née là-bas ; mes parents m’ont donné le nom de l’État. Je ne me souviens pas beaucoup de cet endroit.
— Wyoh, je regrette que le circuit que nous utilisons ne permette pas de transmettre des images. Le Wyoming est une zone rectangulaire qui se trouve entre les coordonnées terrestres 41° et 45° Nord, 104° 3’ Ouest et 111° 3’ Ouest, ce qui lui donne donc une superficie de 253587,26 kilomètres carrés. C’est une région de plateaux et de montagnes qui possède une fertilité relative mais qui reste fort estimée pour sa beauté naturelle. Sa population était faible jusqu’à la mise en place du plan annexe de relogement du Programme de Rénovation Urbaine du Grand New York, de 2025 à 2030 après Jésus-Christ.