— Cela remonte à avant ma naissance, a dit Wyoh, mais je le savais : mes grands-parents ont été déplacés, et l’on peut même dire que c’est pour cette raison que je me trouve sur Luna.
— Dois-je continuer ma description du Wyoming ? a demandé Mike.
— Non, Mike, ai-je coupé. Tu as probablement des heures et des heures d’enregistrement.
— Neuf cent soixante-treize heures à la vitesse de la parole, sans compter les notes explicatives, Man.
— C’est bien ce que je craignais. Peut-être Wyoh désirera-t-elle en connaître plus un jour ou l’autre, mais je t’appelais pour te présenter cette Wyoming-là, qui se trouve aussi être une région aux montagnes imposantes d’une grande beauté naturelle.
— Et d’une fertilité limitée, a ajouté Wyoh. Mannie, si tu te mets à faire des comparaisons idiotes, il ne faut pas oublier ce point-là. Mike ne s’intéresse pas à mon apparence.
— Qu’en sais-tu ? Mike, j’aimerais pouvoir te montrer des photos d’elle.
— Wyoh, je m’intéresse naturellement à ton aspect : j’espère que tu deviendras mon amie. Mais j’ai déjà plusieurs photos de toi.
— Hein ? Quand et comment ?
— J’en ai cherché pour étude dès que j’ai entendu ton nom. Je suis garde contractuel des dossiers d’archives de la Clinique d’Assistance Maternelle de Hong-Kong Lunaire. Outre les données biologiques et physiologiques et l’historique de ton cas, la banque possède quatre-vingt-seize photos te représentant. Je les ai donc analysées.
Wyoh semblait complètement prise de court.
— Mike peut faire tout ça en deux temps trois mouvements, ai-je expliqué. Il faudra t’y habituer.
— Mais, bon sang ! Mannie, te rends-tu compte du genre de photo que la clinique conserve ?
— Je n’y avais pas pensé.
— Alors, n’y pense pas, bon sang !
Mike s’est remis à parler, d’une voix timide, embarrassée, comme un enfant qui s’aperçoit qu’il a fait une bêtise :
— Gospoja Wyoh, si je t’ai offensée, je l’ai fait involontairement et j’en suis vraiment désolé. Je peux parfaitement effacer ces clichés de ma banque de mémoire temporaire et condamner ces archives de façon à les retrouver uniquement sur demande de la clinique, sans faire le moindre rapport ni la moindre association. Dois-je m’exécuter ?
— Il peut le faire, ai-je confirmé. Avec Mike on peut toujours prendre un nouveau départ – de ce point de vue, il se montre bien supérieur aux humains. Il oublie de façon si absolue qu’il ne peut même pas être tenté de revoir plus tard ce qu’il a oublié. Il serait incapable d’y penser, même si on lui demandait de faire des recherches. Tu peux donc parfaitement accepter son offre si tu te trouves inconvenante sur ces photos.
— Euh… Non, Mike, tu as droit de les regarder, mais ne les montre jamais à Mannie !
Mike a marqué une longue hésitation… quatre secondes, ou même davantage. C’est, je crois, ce genre de dilemme qui provoque parfois des dépressions nerveuses chez les ordinateurs moins puissants. Mais il est parvenu à résoudre le problème.
— Man, mon seul ami, dois-je accepter cette instruction ?
— Programme-la, Mike, et verrouille-la. Wyoh, ton attitude n’est-elle pas un peu excessive ? Si ça se trouve, un de ces clichés peut s’avérer très flatteur. Mike pourrait me l’imprimer à ma prochaine visite.
— D’après les résultats de mes analyses basées sur de semblables données, a continué Mike, les premières épreuves de chaque série seraient d’une valeur esthétique suffisante pour plaire à n’importe quel mâle humain adulte de bonne constitution.
— Qu’en penses-tu. Wyoh ? Pour me remercier du chausson aux pommes…
— C’est ça ! Une photo de moi, les cheveux enroulés dans une serviette, debout devant une grille, et sans le moindre maquillage ? Es-tu devenu complètement dingue ? Mike, ne les lui montre pas !
— Je ne les lui montrerai pas. Man, est-ce une non-stupide ?
— Pour une fille, oui. Les filles sont intéressantes, Mike ; elles sont capables de parvenir à des conclusions avec encore moins de données initiales que toi. Allons, changeons de sujet et examinons ces plaisanteries !
Cela les a beaucoup amusés. Nous avons repris la liste, lui faisant part de nos conclusions. Puis nous avons essayé d’expliquer à Mike les plaisanteries qu’il ne parvenait pas à comprendre, avec un succès mitigé. Nous avons surtout eu du mal avec les histoires jugées « drôles » par moi et « pas drôles » par Wyoh, ou vice versa ; Wyoh demandait à Mike de donner son opinion sur chacune.
Il aurait mieux valu connaître l’avis de Mike avant de donner le nôtre : ce délinquant juvénile électronique se rangeait toujours du côté de Wyoh, jamais du mien. Mike donnait-il vraiment des avis sincères ou essayait-il simplement de se faire une nouvelle amie ? Ou bien s’agissait-il encore de sa notion plutôt tordue de l’humour, auquel cas il se moquait de moi ? Je ne le lui ai pas demandé.
La liste terminée, Wyoh a gribouillé quelque chose sur le bloc-notes posé près du téléphone : « Mannie : réponses n° 17, 51, 53, 87, 90 et 99. Mike est une elle ! »
J’ai haussé les épaules et me suis levé.
— Mike, il y a vingt-deux heures que je n’ai pas dormi. Vous pouvez bavarder ensemble tant que vous voulez, mes enfants. Je te rappellerai demain.
— Bonne nuit, Man. Dors bien. Wyoh, as-tu sommeil ?
— Non, Mike. J’ai fait la sieste. Mais, Mannie, ça va t’empêcher de dormir, non ?
— Non. Quand j’ai sommeil, je dors.
J’ai commencé à déplier le canapé-lit.
— Excuse-moi, Mike, a dit Wyoh. (Elle s’est levée pour rue prendre les draps des mains.) Je le ferai plus tard. Tu te pieutes là, tovaritch, tu es plus grand que moi. Ouste !
Trop fatigué pour discuter, je me suis écroulé immédiatement. Dans mon sommeil, il me semble avoir entendu des éclats de rire et des gloussements, mais cela ne m’a pas assez réveillé pour que je puisse l’affirmer.
À mon réveil, j’ai retrouvé d’un coup mes esprits en entendant deux voix féminines : celle de Wyoh, un chaud contralto, et l’autre, un doux soprano à l’accent français. Wyoh a ricané à quelque plaisanterie avant de répondre :
— D’accord, Michèle chérie. Je te rappellerai bientôt. Bonne nuit.
— Bien. Bonne nuit, ma chère.
Wyoh s’est relevée et tournée vers moi.
— Qui est donc cette amie ? lui ai-je demandé.
Je croyais qu’elle n’en connaissait aucune à Luna City. Peut-être avait-elle appelé Hong-Kong ? L’esprit encore endormi, je me disais que cela manquait vraiment de prudence.
— Ça ? Mais c’est Mike, naturellement. Nous ne voulions pas te réveiller.
— Comment ?
— Oh ! en réalité, elle s’appelle Michèle. J’en ai discuté avec Mike, je veux dire de son véritable sexe. Il a jugé qu’il pouvait être l’un ou l’autre. Voilà, maintenant il s’agit de Michèle, c’est pour ça qu’il parle ainsi. Il a réussi du premier coup ; son timbre n’a pas flanché une seule fois.
— Normal, il s’est contenté de hausser son voder de deux octaves. Qu’essayes-tu donc de faire ? Le rendre schizophrène ?
— Ce n’est pas seulement une question de voix ; quand elle devient Michèle, elle change complètement d’attitude. Et aucun risque de schizophrénie : elle a autant de personnalités qu’elle peut en désirer. Sans compter que c’est beaucoup plus pratique pour nous deux. Dès qu’elle s’est transformée, nous avons laissé tomber les formules de politesse pour papoter comme deux vieilles copines. Un exemple : ces photos idiotes ne me gênent plus du tout, nous avons même beaucoup parlé de mes grossesses. Michèle semblait vraiment intéressée. Elle connaît tout ce qui concerne l’obstétrique et la gynécologie, mais elle ne savait cela qu’en théorie, et elle a pris plaisir à connaître des faits réels, vécus. En fait, Mannie, Michèle est beaucoup plus femme que Mike n’est homme.