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Elle m’a adressé un chaleureux sourire.

— Mannie, puisque toi, tu lui fais confiance, alors moi aussi.

J’ai repris le combiné.

— Prof, êtes-vous en cavale ?

Il a ricané :

— Exactement. Manuel.

— Connaissez-vous un trou appelé Grand Hôtel Raffles ? Chambre L, deuxième étage en sous-sol. Pouvez-vous venir ici sans être filé ? Avez-vous pris un petit déjeuner ? Voulez-vous manger quelque chose ?

Nouveau ricanement.

— Manuel, je constate qu’un élève peut prouver à son professeur que ses enseignements n’ont pas été complètement vains. Je sais où se trouve cet hôtel, je vais m’y rendre discrètement, je suis encore à jeun, et je mangerai tout ce qu’on me présentera.

Wyoh avait commencé à refaire les lits. Je suis venu l’aider.

— De quoi as-tu envie ?

— De thé et de toasts, et aussi de jus de fruit.

— Pas suffisant.

— Alors… un œuf à la coque. Mais je paye pour le petit déjeuner.

— Deux œufs à la coque, des toasts beurrés avec de la confiture, des jus de fruit. On joue ça aux dés ?

— Ton dé ou le mien ?

— Le mien : il est pipé !

Je suis allé vers le monte-charge pour demander le menu. Celui-ci proposait un « Menu spécial gueule de bois, pour deux personnes : jus de tomate, œufs brouillés, jambon, pommes frites, gâteau de maïs au miel, toasts, beurre, lait, thé ou café – quatre dollars cinquante HKL ». J’ai commandé pour deux ; pas besoin de mentionner une troisième personne.

Nous étions bien propres, la chambre rangée, tout était prêt pour le petit déjeuner. Wyoh avait quitté son ensemble noir pour mettre la robe rouge, « parce qu’un invité devait venir », quand le monte-charge a livré la nourriture. Le changement de tenue nous a incités à bavarder. Elle a pris la pose en souriant et m’a demandé :

— Je suis tellement contente de cette robe, Mannie. Comment as-tu pu savoir qu’elle m’irait si bien ?

— Question de génie.

— En effet. Combien t’a-t-elle coûté ? Je veux te rembourser.

— En solde, démarquée à cinquante cents de l’Autorité !

Elle a sursauté et s’est mise à frapper du pied. Déchaussée, elle ne pouvait faire de bruit : elle a rebondi, furieuse, à quelques dizaines de centimètres du sol.

— Bon atterrissage ! lui ai-je envoyé, tandis qu’elle cherchait son équilibre comme un nouveau débarqué.

— Manuel O’Kelly ! Si tu crois que je vais accepter des vêtements coûteux d’un homme avec lequel je n’ai même pas couché !

— On peut facilement y remédier.

— Pervers ! Je vais en parler à tes femmes !

— Vas-y. Mamie pense déjà les pires choses de moi.

J’allais au monte-charge sortir les plats quand on a frappé à la porte. J’ai enclenché l’interphone :

— Qui est là ?

— Un message pour gospodin Smith, m’a répondu une voix éraillée. Le gospodin Bernard O. Smith.

J’ai tourné le verrou pour laisser entrer le professeur Bernardo de La Paz. Il avait vraiment l’apparence d’un pouilleux : des haillons crasseux, les cheveux en bataille, il semblait avoir tout un côté du corps paralysé : l’une de ses mains paraissait tordue et l’un de ses yeux aveugle. L’image parfaite d’un de ces vieux clochards du Boulevard Inférieur, qui vont mendier un verre et des pickles dans les gargotes à deux sous. Il bavait.

À peine la porte refermée, il s’est redressé et a repris son apparence normale. Alors, portant une main à son cœur, il a regardé Wyoh de bas en haut en laissant échapper un petit sifflement aigu.

— Encore plus ravissante que dans mes souvenirs !

Elle a souri, ravie.

— Merci, professeur ! Mais ne vous fatiguez pas. Il n’y a ici que des camarades.

— Señorita, le jour où je permettrai à la politique de venir entraver mon goût pour la beauté, je prendrai ma retraite. Je vous remercie cependant de votre amabilité.

Il a jeté un coup d’œil autour de lui, examinant la chambre avec soin.

— Ne cherchez pas de preuves, Prof, lui ai-je dit. Vous n’êtes qu’un vieux vicieux. Nous avons consacré la nuit dernière à la politique, rien qu’à la politique.

— Menteur ! m’a interrompu Wyoh. J’ai dû lutter pendant des heures ! Mais il était trop fort pour moi. Professeur, quelle est donc la peine infligée par le Parti dans ce cas, à Luna City ?

Prof a ricané en faisant les gros yeux.

— Manuel, je suis vraiment étonné. C’est une affaire grave, mon cher. D’habitude, on procède à l’élimination. Il faut cependant mener une enquête. Êtes-vous venue ici de votre plein gré ?

— Il m’y a tirée.

— Entraînée, chère madame, prenez garde au sens des mots. Portez-vous des marques de coups sur le corps ?

J’ai interrompu le badinage :

— Les œufs refroidissent. Pourquoi ne pas m’éliminer après le petit déjeuner ?

— Excellente idée, a dit Prof. Manuel, pourriez-vous fournir à votre vieux professeur un litre d’eau pour lui permettre de se rendre plus présentable ?

— Tout ce que vous voudrez ! Là-bas. Ne traînez pas, ou vous aurez la part du petit ours.

— Merci, monsieur.

Il s’est éloigné : nous avons entendu des bruits de brosse et d’ablutions. Wyoh et moi avons terminé de mettre le couvert.

— Des coups, ai-je répété. Lutté toute la nuit…

— Tu l’as mérité, tu m’as insultée.

— Comment ?

— Tu as oublié de m’insulter, voilà comment… après m’avoir attirée ici.

— Hmm… Faudra que je demande à Mike d’analyser cette situation.

— Michèle comprendrait, elle. Mannie, j’ai le droit de changer d’idée ? J’aimerais un peu de ce jambon.

— Prends-en la moitié, Prof est semi-végétarien.

Ce dernier est sorti de la salle de bains, sinon au meilleur de sa forme, du moins propre et les cheveux peignés ; ses fossettes étaient réapparues et il avait les yeux brillants, débarrassés de la fausse cataracte.

— Comment avez-vous fait ?

— Beaucoup de pratique, Manuel. J’évolue dans ce milieu depuis bien plus longtemps que vous, jeunes gens. Jadis, il m’est arrivé une fois, une seule, de me promener par une belle journée à Lima – quelle belle ville ! –, sans prendre de telles précautions… et cela m’a valu d’être déporté. Quelle table magnifique !

— Installez-vous près de moi, Prof, lui a dit Wyoh. Je ne veux pas m’asseoir près de Mannie, ce vieux sadique !

— Un instant, ai-je dit. Nous mangeons d’abord, puis nous m’éliminons. Prof, remplissez votre assiette et racontez-nous les événements de la nuit dernière.

— Puis-je proposer une modification du programme ? Manuel, les conspirateurs n’ont pas la vie facile et j’ai appris, bien avant que vous ne soyez né, à ne jamais mélanger la nourriture et la politique. Cela dérange les enzymes gastriques et peut provoquer des ulcères, une des maladies courantes des clandestins. Mmm ! Ce poisson sent vraiment bon !

— Poisson ?

— Le saumon, a répondu le professeur en montrant le jambon.

Après un très long et très agréable intervalle de temps, nous nous sommes servis du thé et du café. Prof s’est enfoncé en soupirant d’aise dans son fauteuil et a déclaré :

— Bolchoï spasibo, gospodin et gospoja. Merci pour ce banquet, c’était merveilleux. Je ne me rappelle pas m’être jamais senti autant en paix avec le monde. Ah, oui ! Hier soir… Je n’ai pas tout vu : comme vous deux qui avez effectué une retraite parfaite, j’ai voulu vivre pour continuer la lutte, et je me suis mis à l’abri dans les coulisses. Quand j’ai osé pointer le nez dehors, la fête était terminée, il ne restait plus personne, à part les chemises jaunes, mortes.