(Note : Il faut ici apporter une correction car j’ai eu, plus tard, d’autres renseignements. Quand la bagarre a commence, alors que j’essayais d’entraîner Wyoh vers la porte. Prof a sorti un pistolet et tiré pardessus les têtes, éliminant trois gardes du corps au niveau de la porte principale arrière, y compris celui qui portait le mégaphone. Comment s’était-il arrangé pour passer l’arme sur le Roc – ou pour se la faire expédier plus tard –, je l’ignore. En tout cas, le coup de feu de Prof avait complété le travail du Nabot qui renversait alors les tables : aucune chemise jaune ne s’en était tirée. Quelques personnes avaient été brûlées, on avait dénombré quatre morts… mais tout avait pris fin en quelques secondes, à coups de couteau, de talon ou à main nue.)
— Peut-être devrais-je dire toutes, sauf une, continuait Prof. Deux cosaques postés devant la porte par laquelle vous avez fui ont reçu l’extrême-onction des mains de notre brave camarade Mkrum le Nabot… et je dois ajouter, à ma grande douleur, que j’ai vu le Nabot écroulé au-dessus d’eux, agonisant…
— Nous le savions.
— Bon. Dulce et decorum. Un des gardes de l’entrée avait le visage fort endommagé mais remuait encore ; je lui ai appliqué sur la nuque un traitement connu dans les cercles professionnels de Terra sous le nom de « coup du lapin ». Il est allé rejoindre ses aïeux. À ce moment, presque tous les vivants avaient disparu. Il ne restait plus que moi-même, notre président d’un soir, Finn Nielsen, et une camarade répondant au nom de « Mamie », du moins est-ce ainsi que ses maris l’appelaient. Après nous être concertés, nous avons fermé toutes les portes. Puis nous avons procédé au nettoyage. Connaissez-vous les coulisses ?
— Non, pas moi, ai-je répondu.
Wyoh a remué négativement la tête.
— Il y a une cuisine et un office, que l’on utilise pour les banquets. Je soupçonne « Mamie » et sa famille de tenir une boucherie, car ils disposaient des cadavres au fur et à mesure que Finn et moi les leur apportions ; seule la capacité d’absorption du cloaque de la ville les ralentissait. Rien qu’en les regardant faire, j’ai failli m’évanouir, alors j’ai tué le temps en faisant les cent pas dans l’entrée. Ce sont les vêtements qui nous ont causé le plus de difficultés, surtout ces uniformes quasi militaires.
— Qu’avez-vous fait des pistolets laser ?
Prof m’a dévisagé d’un regard interrogateur.
— Les pistolets ? Mais, mon cher, ils devaient avoir disparu. Nous avons retiré des cadavres de nos camarades tout objet personnel – pour les parents, pour l’identification et pour les souvenirs. Nous avons fini de tout mettre en ordre. Naturellement, notre travail n’aurait pas trompé une équipe d’Interpol, mais c’était suffisant pour qu’on ne s’aperçoive pas que quelque chose d’inhabituel avait eu lieu là-bas. Nous avons alors tenu conseil et décidé qu’il vaudrait mieux ne pas nous faire voir trop tôt, puis nous nous sommes séparés et moi, je suis parti par la porte pressurisée au-dessus de la scène, celle qui conduit au niveau 6. Après cela, j’ai essayé de vous joindre, Manuel, car je m’inquiétais pour vous et pour cette chère petite dame. (Prof s’est alors incliné devant Wyoh.) Mon histoire se termine là ; j’ai passé la nuit dans un endroit tranquille.
— Prof, ces gardes étaient des nouveaux débarqués qui ne savaient pas encore se tenir sur leurs jambes, sinon nous n’aurions pas gagné.
— Peut-être, m’a-t-il accordé. Pourtant, cela n’aurait rien changé dans le cas contraire.
— Comment cela ? Ils étaient armés.
— Mon garçon, avez-vous déjà vu un boxer ? Je ne pense pas : il n’existe pas de chiens aussi gros sur Luna. Les boxers sont le produit d’une sélection très particulière. Gentils et dociles, ils se transforment en vrais tueurs quand il le faut.
« Ici, nous avons obtenu une race hybride encore plus curieuse. Je ne connais pas une seule ville de Terra où l’on rencontre un tel niveau de considération et de solidarité pour ses compagnons. Par comparaison, les villes terriennes – et j’ai connu les plus grandes –, sont peuplées de barbares. Pourtant, un Lunatique peut s’avérer aussi meurtrier qu’un boxer. Manuel, neuf gardes, même bien armés, n’avaient aucune chance contre une telle meute. Notre patron a commis une erreur de jugement.
— Hmm… Avez-vous vu les journaux du matin, Prof ? Ou entendu la vidéo ?
— Le dernier bulletin, oui.
— Rien dans le compte rendu d’hier soir ?
— Rien, ni ce matin.
— Curieux, ai-je dit.
— Qu’est-ce qu’il y a de curieux à cela ? a demandé Wyoh. Ce n’est pas nous qui allons en parler… au demeurant, nous avons des camarades à des postes clés dans tous les journaux de Luna.
Prof a remué la tête.
— Non, ma chère. Ce n’est pas aussi simple. Il y a la censure. Savez-vous comment sont imprimés nos journaux ?
— Pas exactement. Par un procédé mécanique quelconque ?
— Ce que veut dire le professeur, lui ai-je expliqué, c’est que les nouvelles sont composées dans les rédactions ; de là, elles passent directement par un service contractuel dirigé par un ordinateur-maître du Complexe de l’Autorité (j’espérais qu’elle avait remarqué que j’avais dit « ordinateur-maître » plutôt que « Mike ») et les épreuves partent par circuit téléphonique. Ensuite elles sont fournies au service informatique qui lit, classe et imprime les journaux des divers endroits. L’édition de Novylen du Quotidien Lunatique ne sort qu’à Novylen, avec des modifications pour les petites annonces et les nouvelles locales. Un ordinateur procède aux modifications des symboles normalisés… inutile d’entrer dans les détails. Ce que Prof insinue, c’est qu’au cours de l’impression dans le Complexe de l’Autorité, le Gardien a la possibilité d’intervenir. Idem pour les agences de presse, qu’elles soient internes ou externes : toutes leurs informations passent par la salle informatique.
— Retenons juste, a continué Prof, que le Gardien aurait pu caviarder l’histoire. Peu importe s’il l’a fait ou non. Corrigez-moi si je me trompe, Manuel, vous savez combien je suis ignorant en ce qui concerne les questions mécaniques ; il pouvait parfaitement ajouter une histoire de son cru, si nombreux que soient nos camarades dans les rédactions des journaux.
— Exact, ai-je confirmé. Dans le Complexe, tout peut être ajouté, coupé ou modifié.
— Et cela, señorita, représente bien la faiblesse de notre cause. La communication. Ces sbires n’avaient aucune importance, mais le point crucial, c’est qu’il appartient au Gardien, et non à nous, de décider si cette histoire doit ou non être publiée. Pour un révolutionnaire, la communication reste un facteur sine qua non.
Wyoh m’a regardé et je me suis aperçu qu’elle commençait à s’énerver ; j’ai donc changé de sujet.
— Prof, pourquoi s’être débarrassé des cadavres ? Sans parler de l’horreur de la tâche, c’était dangereux. Je ne sais pas de combien de gardes dispose le Gardien, mais il aurait pu en surgir d’autres pendant que vous étiez occupés.
— Croyez-moi, mon garçon, nous l’avons craint. Mais bien que je ne me sois guère rendu utile, l’idée venait de moi et j’ai dû convaincre les autres de son intérêt. Enfin… à l’origine, ce n’était pas mon idée, seulement un souvenir du passé, un principe historique.
— Quel principe ?
— La terreur ! L’être humain peut toujours affronter un danger dont il a connaissance, mais l’inconnu l’effraie. Nous avons disposé de ces faux frères, jusqu’aux dents et aux ongles, pour jeter la terreur parmi leurs semblables. Je ne sais pas non plus quels sont les effectifs du Gardien, mais je peux vous assurer qu’ils sont aujourd’hui moins efficaces. Leurs camarades étaient partis accomplir une mission facile. Et aucun n’est revenu.