— Beaucoup. Wyoh, tu parles avec panache.
— Merci, Mike.
— Prof, pouvez-vous oublier vos chevaux ?
— Euh… certainement. Je suis tout ouïe.
— Alors, cessez de calculer des paris dans votre barbe ; Mike peut les établir beaucoup plus vite.
— Je ne perdais pas mon temps ; le financement de… d’aventures communes comme les nôtres est toujours délicat. Je vais quand même ajourner la question ; je suis tout à vous.
— Je vais demander à Mike d’établir une simulation. Mike, au cours de cet enregistrement, tu as entendu les arguments de Wyoh en faveur d’un marché libre avec Terra et ceux de Prof pour frapper d’embargo les livraisons alimentaires. Qui a raison ?
— Ta question est indéterminée, Man.
— Qu’est-ce que j’ai oublié ?
— Veux-tu que je la formule de nouveau, Man ?
— Vas-y. Cela nous permettra de discuter.
— À échéance immédiate, la proposition de Wyoh présenterait de grands avantages pour la population de Luna. Le prix des marchandises alimentaires sur l’aire de catapultage serait au minimum multiplié par quatre, ceci prenant en compte la légère augmentation des prix de gros sur Terra – « légère » parce que l’Autorité vend aujourd’hui à peu près au prix du marché libre. Sans parler des matières alimentaires subventionnées, écoulées à perte ou données, dont la plus grande partie provient de l’énorme profit généré par le tarif très bas du catapultage. Je ne mentionnerai pas davantage les facteurs variables secondaires car ils sont engloutis par les éléments plus importants. Disons simplement que l’effet immédiat serait une augmentation des prix par quatre.
— Vous entendez, professeur ?
— Voyons, chère madame. Je n’ai jamais discuté ce point.
— L’augmentation de bénéfice du cultivateur serait plus que quadruplée parce que, comme l’a fait remarquer Wyoh, il est maintenant obligé d’acheter l’eau et d’autres articles au prix fort. Si nous supposons l’établissement d’un marché libre, le profit qu’il en retirerait serait à peu près multiplié par six. Mais ceci serait annulé par un autre facteur : un tarif plus élevé à l’exportation provoquerait une hausse des prix pour tout ce qui se consomme sur Luna, biens et main-d’œuvre. Résultat global : augmentation par deux du pouvoir d’achat. Ce phénomène s’accompagnerait d’un effort considérable pour forer et imperméabiliser davantage de tunnels agricoles, pour extraire davantage de glace et améliorer les méthodes de culture, tout cela intensifiant l’exportation. Cependant, le marché terrien est tellement important, et la pénurie de nourriture tellement chronique, que la réduction du bénéfice provenant d’une augmentation de l’exportation ne constitue pas un facteur important.
— Mais, Señor Mike, cela ne fera que hâter le jour où les ressources de Luna seront épuisées !
— J’ai bien spécifié qu’il s’agissait d’une perspective à court terme, Señor professeur. Dois-je continuer à exposer des perspectives plus étendues qui tiennent de vos remarques ?
— Naturellement !
— La masse de Luna s’élève à 7,36 x 10 puissance 19 exprimée en tonnes. Ainsi, sans variation des constantes – y compris la population lunaire et terrienne –, le taux différentiel actuel de l’exportation exprimé en tonnes pourrait être poursuivi pendant 7,36 x 10 puissance 12 années avant d’avoir utilisé 1 % de Luna. En arrondissant, disons 7000 milliards d’années.
— Quoi ? Êtes-vous certain ?
— Vous êtes invité à vérifier, professeur.
— Mike, s’agit-il d’une plaisanterie ? Si c’en est une, je ne la trouve pas drôle, même une fois !
— Non, je ne plaisante pas, Man.
— De toute manière, a ajouté Prof, remis de ses émotions, ce n’est pas la croûte de Luna que nous expédions. C’est notre sève nourricière : l’eau et les matières organiques. Pas le roc.
— J’ai pris cela en considération, professeur. Cette perspective se fonde sur la transmutation contrôlée : chaque isotope transformé en un autre, en supposant qu’aucune réaction ne soit exo-énergétique. C’est le roc qui serait expédié : transformé en viande, en blé et autres matières alimentaires.
— Mais nous ne savons pas comment procéder ! Amigo, c’est ridicule !
— Dans l’immédiat.
— Mike a raison, Prof. Bien sûr, nous n’en avons pas la moindre idée aujourd’hui. Mais nous y arriverons. Mike, as-tu calculé combien d’années il nous faudrait ? Ça risque de provoquer des remous à la Bourse !
Mike a répondu, la voix pleine de tristesse :
— Man, mon seul ami mâle à part le professeur qui, je l’espère, sera mon ami, j’ai essayé. Je n’y suis pas arrivé. La question reste indéterminée.
— Pourquoi ?
— Parce que cela suppose une interférence dans la théorie. Rien dans toutes mes données ne me permet de prédire quand et où un génie peut paraître.
Prof a soupiré.
— Mike, amigo, je ne sais pas si je dois me sentir soulagé ou déçu. Donc, cette perspective ne signifie rien ?
— Mais si ! s’est écriée Wyoh. Cela signifie que nous nous en sortirons quand nous en aurons besoin. Dis-le lui, Mike !
— Wyoh, je suis absolument désolé. Ton assertion est, en effet, exactement celle que je cherchais. Pourtant la réponse demeure : le génie se situe là où vous le trouverez. Non, vraiment désolé.
— Donc, Prof a raison ? ai-je dit. À propos des paris ?
— Un instant, Man. Le professeur a évoqué une possible solution dans son discours, la nuit dernière : le fret de retour, tonne pour tonne.
— Oui, mais c’est impossible !
— Si le prix est assez bas, les Terriens le feront. Au prix de quelques améliorations mineures – cela n’a rien d’une révolution technologique –, il serait possible d’obtenir que le coût du fret de Terra jusqu’ici devienne aussi bon marché que le catapultage d’ici jusqu’à Terra.
— Tu appelles ça une amélioration mineure ?
— Oui, par comparaison avec l’autre problème, Man.
— Cher Mike, combien de temps ? Quand y arriverons-nous ?
— Wyoh, d’après une perspective grossière, fondée sur des données insuffisantes et en majeure partie intuitives, ce sera dans une cinquantaine d’années, environ.
— Cinquante ans ? Mais, ce n’est rien, cela ! Nous pouvons donc avoir un marché libre.
— Wyoh, j’ai dit « environ »…
— Cela fait donc une différence ?
— Oui, lui ai-je confirmé. Pour Mike, il n’y a parfois guère de différences entre cinq ans et cinq cents… Hein, Mike ?
— Correct, Man.
— Il faut donc une autre évaluation. Prof a fait remarquer que nous expédions de l’eau et des matières organiques sans rien recevoir en retour… Exact, Wyoh ?
— Certainement, mais je persiste à penser que ce problème n’est pas urgent. Nous le résoudrons quand il se posera.
— Très bien. Mike… pas d’expéditions bon marché, pas de transmutation : pour quand sont les ennuis ?
— Sept ans.
— Sept ans ? (Wyoh a sursauté, le regard braqué sur le téléphone.) Mike chéri ! Tu te trompes, n’est-ce pas ?
— Wyoh, a-t-il dit d’un ton plaintif, j’ai fait de mon mieux. Le problème comporte un très grand nombre de variables indéterminées. J’ai examiné plusieurs milliers de solutions à partir de nombreuses hypothèses. Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire sans augmentation de tonnage, sans croissance de la population sélénite – avec un contrôle accru des naissances –, et avec des recherches intensifiées de glace pour maintenir la fourniture d’eau, cela offrait une réponse légèrement supérieure à vingt ans. Les autres solutions étaient toutes pires.