— Pourquoi pas… Comment, professeur ?
— Manuel est probablement hors de danger. Moi, je ne le suis pas mais d’après mon dossier, il semble peu probable que les flics de l’Autorité prennent la peine de me ramasser. Vous, ils peuvent décider de vous interroger ou même de vous arrêter : vous êtes désignée comme dangereuse. Il serait donc sage de votre part de vous mettre à l’abri. Vous pourriez vous cacher dans cette chambre – j’ai pensé à la louer pour quelques semaines, ou même quelques années –, du moins si vous ne voyez pas d’inconvénient aux raisons évidentes, pour les gens, de votre présence ici.
Wyoh a éclaté de rire.
— Pourquoi donc, mon chéri ! Croyez-vous que je me soucie de ce que pensent les gens ? Je serais ravie de jouer le rôle de votre petite amie… et qui dit que je me contenterai de le jouer ?
— Il ne faut jamais taquiner un vieux chien, a-t-il dit doucement. Parfois il mord encore. Je pourrai occuper ce lit presque toutes les nuits. Manuel, j’ai l’intention de garder mes habitudes, et vous devriez en faire autant. Il faudrait un flic sacrément doué pour m’attraper, mais je me sentirai plus en sécurité ici. En plus d’être une excellente planque, cette chambre s’avère parfaite pour nos réunions de cellule. Et elle a le téléphone.
— Professeur, a demandé Mike, puis-je faire une suggestion ?
— Certainement, amigo, nous désirons savoir ce que vous en pensez.
— Je suis parvenu à la conclusion que les dangers vont augmenter à chacune de vos réunions. Mais celles-ci n’ont pas besoin d’être corporelles : vous pouvez fort bien vous concerter – et moi vous rejoindre, si vous désirez ma présence – par téléphone.
— Vous serez toujours le bienvenu, camarade Mike. Nous avons besoin de vous. Cependant…
Prof paraissait ennuyé.
— Prof, l’ai-je rassuré, ne craignez pas d’éventuelles écoutes. (Je lui ai expliqué comment mettre un Sherlock sur les appels téléphoniques.) Le téléphone est discret si Mike surveille la communication. Ce qui me rappelle… On ne vous a pas dit comment vous pouvez joindre Mike. Comment, Mike ? Prof utilisera-t-il mon numéro ?
Entre eux, ils ont choisi le code « MYSTÉRIEUX ». Prof et Mike avaient le même goût enfantin de comploter juste pour le plaisir. Je pense que Prof adorait se rebeller bien avant d’avoir établi sa philosophie politique, tandis que Mike… que pouvait bien lui faire la liberté humaine ? La révolution ne représentait qu’un jeu pour lui, un jeu qui lui fournissait des compagnons et grâce auquel il avait une chance d’exhiber ses talents. Vous n’imaginez certainement pas à quel point Mike pouvait s’avérer prétentieux.
— Ceci dit, nous avons quand même besoin de cette chambre, a dit Prof.
Il a mis la main à sa bourse et en a sorti une épaisse liasse de billets. J’ai sursauté.
— Prof, avez-vous dévalisé une banque ?
— Pas ces jours-ci. Peut-être le ferai-je de nouveau dans l’avenir, si la cause l’exige. Une période de location d’un mois lunaire devrait suffire pour l’instant. Voulez-vous vous en occuper, Manuel ? La direction pourrait s’étonner d’entendre ma voix ; je suis venu par la porte de service.
J’ai appelé le gérant et marchandé avec lui pour l’usage d’une clé pendant quatre semaines. Il m’a demandé neuf cents dollars de Hong-Kong ; j’en ai offert neuf cents de l’Autorité. Il a voulu savoir combien nous serions à utiliser la chambre. Je lui ai demandé si la politique du Raffles consistait à mettre son nez dans les affaires de ses clients.
Nous sommes tombés d’accord pour quatre cent soixante-quinze dollars HKL ; j’ai expédié l’argent, il m’a renvoyé deux clés ; j’en ai donné une à Wyoh, une à Prof, et j’ai gardé la mienne pour la journée, sachant bien qu’on ne changerait pas la serrure, à moins que nous ne manquions de payer à la fin de la lunaison.
(Sur Terra, j’avais fréquenté des hôtels exigeant que les clients signent dans un registre… et même qu’ils montrent une pièce d’identité !)
— Et maintenant ? Dîner ? ai-je demandé.
— Je n’ai pas faim, Mannie.
— Manuel, vous nous avez demandé d’attendre que Mike ait résolu vos problèmes. Revenons-en donc à la question fondamentale : qu’allons-nous faire quand nous nous trouverons face à face avec Terra, David affrontant Goliath ?
— Oh ! J’espérais éviter le sujet. Mike ? Des suggestions ?
— J’ai déjà dit que j’en avais, Man, a-t-il répondu plaintivement. Nous pouvons leur lancer des cailloux.
— Bon Bog ! Ce n’est pas le moment de plaisanter.
— Mais, Man, s’insurgea-t-il, nous pouvons réellement projeter des rochers sur Terra. Et nous le ferons.
8
Il m’a fallu du temps pour me mettre dans le crâne que Mike ne plaisantait pas, que son projet pouvait marcher ; et davantage encore pour démontrer à Wyoh et à Prof la véracité de cette seconde proposition. Pourtant, la solution aurait dû nous sauter aux yeux.
Mike avait raisonné ainsi : Qu’est-ce que la « guerre » ? Un livre l’a définie comme l’usage de la force pour parvenir à un résultat politique. Et la « force », l’action d’un corps sur un autre au moyen d’une énergie quelconque.
Dans la guerre, cela se fait à l’aide d’« armes ». Luna n’en avait aucune. Cependant, quand Mike a examiné les armes en tant que catégorie, elles se sont toutes révélées des engins capables de manipuler l’énergie… et Luna regorgeait d’énergie. Le flux solaire fournit à lui seul environ un kilowatt par mètre carré de surface lunaire à midi ; l’énergie solaire, quoique cyclique, est véritablement illimitée. L’énergie thermonucléaire, presque aussi inépuisable, revient moins cher une fois extraite la glace qui fournit l’hydrogène et le réacteur magnétique installé. Luna a de l’énergie, mais… comment l’exploiter ?
Sans compter que Luna tire de l’énergie de sa position : située au sommet d’un puits gravitationnel profond de 11 kilomètres par seconde, elle est maintenue à son sommet par une courbe haute de seulement 2,5 kilomètres par seconde. Mike connaissait cette courbe : tous les jours il projetait des chargements de grain par-dessus pour les laisser glisser vers Terra.
Il avait calculé ce qui arriverait si un chargement jaugeant 100 tonnes (ou la même masse de roc) tombait sur Terra sans être freinée.
L’énergie cinétique au point d’impact serait de 6,25 x 10 puissance 12 joules : plus de 6 billions de joules.
Qui, en un instant, se convertiraient en chaleur. Une explosion, et une grosse !
L’évidence même. Regardez Luna : que voyez-vous ? Des milliers et des milliers de cratères, là où Quelqu’un s’est amusé à balancer des rochers à loisir.
— Les joules ne représentent pas grand-chose pour moi, a dit Wyoh. Qu’est-ce que cela donne par rapport à une bombe H ?
— Euh…
Je me suis mis à réfléchir. Heureusement, Mike travaille plus vite que moi et a répondu :
— Le choc d’une masse d’une centaine de tonnes sur Terra ferait à peu près l’effet d’une bombe atomique de 2 kilotonnes.
— « Kilo », cela veut dire mille, a murmuré Wyoh, et « méga » un million… ça ne fait donc jamais qu’un cinquante millième d’une bombe de 100 mégatonnes. N’est-ce pas la puissance qu’a utilisée la Sovunion ?