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— Wyoh chérie, ai-je dit doucement, ça ne marche pas comme ça. Prends le problème dans l’autre sens. Une explosion de 2 kilotonnes équivaut à celle de 2 millions de kilogrammes de trinitrotoluène… Un kilo de TNT fait déjà de gros dégâts, il suffit de demander à n’importe quel mineur. Deux millions de kilos raseraient une ville de bonne taille. Tu confirmes, Mike ?

— Oui, Man. Mais Wyoh, ma seule amie femme, il y a un autre aspect à prendre en compte. Les bombes à fusion de plusieurs mégatonnes sont inefficaces. L’explosion se produit dans un espace trop petit et beaucoup d’énergie se trouve gaspillée. Une bombe d’une centaine de mégatonnes, censée dégager cinquante mille fois plus de puissance qu’une bombe de deux kilotonnes, n’aura finalement qu’un effet destructeur seulement treize cents fois plus grand que cette dernière.

— Eh bien… treize cents fois, ça fait déjà beaucoup, surtout s’ils doivent utiliser contre nous des bombes encore plus grosses !

— Vrai, Wyoh, mon amie femme… mais Luna ne manque pas de rochers.

— Oh, ça, c’est sûr !

— Camarades, a dit Prof, ceci dépasse mon entendement… Dans ma jeunesse, à l’époque où je posais des bombes, mon expérience se limitait à quelque chose de l’ordre d’un kilogramme du produit chimique explosif que vous avez mentionné, Manuel. Enfin, je suppose que vous savez tous les deux de quoi vous parlez.

— En effet, a accordé Mike.

— J’accepte donc vos chiffres. Cependant, pour en revenir à une échelle compréhensible, il me semble que ce plan demande que nous nous emparions de la catapulte, n’est-ce pas ?

— Oui, avons-nous répondu en chœur, Mike et moi.

— Cela reste faisable. Nous devrons la garder et la maintenir en état de marche. Mike, avez-vous pensé à la façon de protéger votre catapulte contre, disons, une petite torpille à ogive nucléaire ?

Et la discussion s’est poursuivie longtemps encore. Nous nous sommes arrêtés pour manger et avons cessé de parler affaires à la demande du professeur. Mike nous a alors raconté des histoires drôles, chacune d’entre elles en rappelant une nouvelle à Prof.

Lorsque nous avons quitté l’hôtel Raffles, le soir du 14 mai 2075, nous avions – du moins Mike, avec l’aide de Prof – défini les grandes lignes de la révolution, y compris les principales options en cas de situation critique.

* * *

Quand est venue l’heure de partir, moi à la maison et Prof à son cours du soir (s’il ne se faisait pas arrêter), puis à son domicile pour prendre un bain et des affaires ainsi que tout ce dont il aurait besoin à l’hôtel, Wyoh nous a clairement fait comprendre qu’elle ne voulait pas rester seule dans cet endroit impersonnel. Inflexible dans les phases décisives, elle s’avérait douce et vulnérable le reste du temps.

J’ai donc appelé Mamie par l’intermédiaire d’un Sherlock pour l’avertir que j’amenais quelqu’un à la maison. Mamie remplissait sa fonction avec une certaine classe ; n’importe quel époux pouvait ramener un invité à la maison pour un repas ou pour une année, et notre seconde génération pouvait en faire autant du moment qu’elle prévenait à l’avance. Je ne sais pas comment fonctionnent les autres familles ; nous, nous avons des coutumes vieilles d’un siècle qui nous conviennent parfaitement.

Voilà pourquoi Mamie ne m’a rien demandé, ni nom, ni âge, ni sexe, ni situation maritale ; j’en avais le droit et elle était bien trop fière pour m’interroger. Elle s’est contentée de dire :

— D’accord, mon chéri. Avez-vous dîné tous les deux ? Nous sommes mardi, tu sais.

« Mardi », c’était pour me rappeler que notre famille avait dîné tôt à cause du prêche hebdomadaire de Greg. En principe, on attendait l’invité s’il n’avait pas dîné – une concession à l’hôte, pas à moi, car, à l’exception de grand-papa, nous mangions à table ou grignotions debout dans la cuisine si l’on ne rentrait pas à temps.

Je lui ai affirmé que nous avions mangé et que nous ferions tout notre possible pour arriver avant son départ. Malgré le mélange lunatique de musulmans, de juifs, de chrétiens, de bouddhistes et de quatre-vingt-dix-neuf autres confessions, le dimanche reste le jour le plus communément consacré au culte. Greg, lui, appartenait à une secte qui avait calculé que le Sabbat durait du coucher du soleil le mardi jusqu’à celui du mercredi, selon l’heure locale au jardin d’Éden (zone moins deux. Terra). Nous mangions donc tôt au cours des mois correspondant à l’été dans l’hémisphère nord de la Terre.

Mamie allant toujours écouter Greg prêcher, il n’était pas bien vu de lui imposer des tâches qui l’en auraient empêchée. Nous l’accompagnions tous de temps en temps. Je m’arrangeais pour m’y rendre plusieurs fois par an parce que j’aime terriblement Greg. Il m’a appris un métier et m’a aidé à me reconvertir quand cela s’est avéré nécessaire ; il aurait préféré perdre son propre bras à ma place. Mamie, elle, ne manquait jamais un office, davantage par habitude que par dévotion ; une nuit, sur l’oreiller, elle m’avait avoué qu’elle n’avait aucune religion, tout en me demandant de ne pas en parler à Greg. Je lui avais fait promettre la même chose : je ne sais pas Qui fait tourner le monde, mais je suis bien heureux qu’il ne s’arrête pas de le faire.

Greg était pour Mamie son « mari-enfant », choisi quand elle était très jeune : son premier mariage après le sien. Elle se montrait très sentimentale à son sujet – mais aurait férocement démenti si on l’avait accusée de l’aimer davantage que ses autres maris. Elle avait quand même adopté sa foi quand il avait été ordonné et jamais elle n’oubliait d’aller l’écouter.

— Est-il possible que ton hôte ait envie d’aller à l’église ? m’a-t-elle demandé.

J’ai répondu qu’on verrait mais que, de toute manière, nous allions nous dépêcher. Après avoir raccroché, j’ai frappé à la porte de la salle de bains.

— Dépêche-toi, Wyoh ; nous n’avons pas tout notre temps !

— Une minute ! a-t-elle crié.

Voilà décidément une fille qui ne ressemble pas du tout aux autres : elle est bel et bien apparue une minute plus tard.

— À quoi je ressemble ? nous a-t-elle demandé. Prof, pensez-vous que je passerai inaperçue ?

— Chère Wyoming, je suis émerveillé. Vous êtes toujours aussi belle… mais personne ne pourra vous reconnaître. À mon grand soulagement, vous ne risquez rien.

Puis nous avons attendu que Prof se transforme en vieux clochard ; il irait dans cet état jusqu’à l’entrée de service puis se glisserait dans sa salle de cours sous son apparence habituelle ; ainsi il aurait des témoins dans le cas où une chemise jaune l’attendrait pour lui mettre la main au collet.

Il nous a quittés un instant ; j’en ai profité pour parler de Greg à Wyoh. Elle m’a dit :

— Mannie, que vaut ce maquillage ? Ira-t-il dans une église ? Est-ce que les lumières sont fortes ?

— Pas plus qu’ici. C’est du bon travail, personne ne te remarquera. Mais veux-tu aller à l’église ? Personne ne t’y oblige.

Elle a réfléchi.

— Cela fera plaisir à ta mam… je veux dire, à ta femme-aînée, n’est-ce pas ?

Lentement, je lui ai répondu :

— Wyoh, la religion, c’est personnel. Mais puisque tu me le demandes… oui, tu ne peux pas prendre un meilleur départ dans la famille Davis qu’en accompagnant Mamie à l’église. J’irai si tu y vas.

— D’accord. Je croyais que tu t’appelais O’Kelly ?

— En effet. Mais il faudrait ajouter Davis avec un trait d’union pour être parfaitement correct. Davis était le Premier Mari, il est mort il y a cinquante ans. C’est le nom de la famille : toutes nos femmes sont « gospoja Davis » avec un trait d’union pour chaque nom mâle de la famille Davis en plus de leur patronyme. En pratique, seule Mamie est gospoja Davis – appelle-la comme cela –, les autres utilisent leur premier nom et ajoutent Davis quand elles signent un chèque ou un document officiel. Seule Ludmilla s’appelle Davis-Davis, parce qu’elle est très fière de sa double parenté, par le sang et par le choix.