— Je vois. Si un homme s’appelle John Davis, c’est un fils, et s’il a un double nom, c’est ton co-mari. Mais une fille, elle, s’appellerait Jenny Davis de toute manière, non ? Comment savoir ? Par l’âge ? Non, on ne pourrait pas le deviner comme ça. Je n’y comprends plus rien ! Et moi qui trouvais les mariages dynastiques compliqués. Ou les unions polyandres… Pourtant mon mariage ne l’était pas : mes maris avaient le même nom de famille.
— Ne t’inquiète pas. Quand tu entendras une femme de la quarantaine s’adresser à une fille d’une quinzaine d’années en l’appelant « Maman Milla », tu sauras différencier l’épouse de la fille. De toute façon, tu verras qu’il n’y a plus trop de filles à la maison : lorsqu’elles atteignent l’âge de prendre un mari, elles sont optées par d’autres familles. Il peut néanmoins s’en trouver en visite. Tes maris s’appelaient Knott ?
— Oh, non, Fedoseev, Choy Lin et Choy Mu. J’ai repris mon nom de jeune fille.
Prof est sorti à ce moment en émettant un ricanement sénile (il était encore plus affreux qu’à son arrivée !). Nous avons emprunté trois issues différentes, nous donnant rendez-vous dans le corridor principal. Wyoh et moi ne marchions pas côte à côte car je pouvais me faire pincer ; mais comme elle ne connaissait pas Luna City, une termitière tellement compliquée que même les natifs pouvaient s’y égarer, j’ouvrais donc la marche et elle me suivait à vue. Prof restait à l’arrière pour s’assurer qu’elle ne perdait pas ma trace.
Si je me faisais épingler, Wyoh devait rejoindre la cabine téléphonique la plus proche pour en avertir Mike, puis retourner à l’hôtel y attendre Prof. De toute manière, la première chemise jaune qui essaierait de m’arrêter se verrait gratifier d’une caresse de mon bras numéro sept.
Aucun pépin. Nous sommes montés au cinquième niveau et avons traversé la ville par la Chaussée du Ciseleur jusqu’au niveau trois. Nous nous sommes arrêtés à la station de métro Ouest pour prendre mes bras et ma boîte à outils, mais pas ma combinaison pressurisée ; elle n’aurait pas convenu à mon rôle. Il y avait bien un uniforme jaune à la station, mais l’homme n’a pas semblé me prêter attention. Nous sommes ensuite partis vers le sud en prenant des couloirs bien éclairés, puis avons obliqué vers l’ouest pour atteindre le sas privé n°13, qui menait au tunnel Davis et à ceux d’une douzaine d’autres fermes. J’imagine que Prof a bifurqué à cet endroit mais je ne me suis pas retourné pour vérifier.
Avant d’ouvrir notre porte, j’ai attendu que Wyoh soit en vue. Je me suis aussitôt entendu dire :
— Mamie, permets-moi de te présenter Wyma Beth Johnson.
Mamie l’a prise dans ses bras et l’a embrassée sur les deux joues.
— Je suis si contente que vous ayez pu venir, chère Wyma ! Vous êtes ici comme chez vous !
Vous comprenez pourquoi j’aime cette brave femme ? Elle aurait pu glacer Wyoh jusqu’au sang avec les mêmes mots, mais ils étaient sincères, et Wyoh le savait.
Je n’avais pas averti Wyoh de ce changement de nom. J’y avais pensé en cours de route. Nous avions de nombreux petits enfants et, même si on les élevait dans le mépris du Gardien, il valait quand même mieux ne pas risquer de les entendre crier sur tous les toits : « Wyoming Knott, notre invitée…», car son nom figurait sur la liste du « Dossier Spécial Zèbre ».
J’avais donc oublié de la prévenir. Après tout, j’étais encore novice dans le métier de conspirateur.
Wyoh a immédiatement compris ; elle ne s’est jamais fourvoyée. Greg, sur le point de partir, portait déjà son costume de prédicateur. Mamie a pris son temps pour présenter Wyoh à ses maris, avec dignité et dans l’ordre protocolaire, – grand-papa, Greg, Hans –, puis aux femmes, dans l’ordre inverse – Ludmilla, Léonore, Sidris Anna – et enfin à tous les enfants.
— Pardon, Mamie, mais il faut que j’aille changer de bras, ai-je alors dit.
Elle a levé les sourcils d’un millimètre, ce qui voulait dire : « Nous en reparlerons, mais hors de la présence des enfants…»
J’ai donc ajouté :
— Je sens qu’il est tard. Greg n’arrête pas de regarder sa montre. Wyma et moi allons à l’église, alors tu m’excuseras, mais…
Elle s’est détendue.
— Certainement, mon cher.
J’ai vu qu’elle prenait Wyoh par la taille quand elle s’est retournée, et je me suis décontracté à mon tour.
Je suis parti remplacer mon bras numéro sept par celui de sortie – une excuse pour me glisser dans le réduit du téléphone et appeler MYCROFTXXX.
— Mike, nous sommes à la maison mais nous allons partir pour l’église. Je ne pense pas que tu puisses nous écouter là-bas, je te rappellerai plus tard. Des nouvelles de Prof ?
— Pas encore, Man. De quelle église s’agit-il ? Il n’est pas impossible que j’aie un circuit.
— Le Pilier du Tabernacle du Repentir par le Feu…
— Pas référencée.
— Tu vas trop vite pour moi, mon vieux. Les réunions se tiennent dans le Hall de la Troisième Communauté Ouest. C’est au sud de la station de l’Arène, vers le numéro…
— Je l’ai. À l’intérieur, il y a une prise de son pour les chaînes de télé, et j’ai trouvé un téléphone à l’extérieur, dans l’entrée. Je vais écouter des deux endroits.
— Je ne m’attends pas au moindre ennui, Mike.
— C’est ce que le professeur m’a dit de faire. Il est en train de me parler maintenant, veux-tu que je te le passe ?
— Pas le temps. Salut !
Nous avions décidé ceci : toujours rester en contact avec Mike pour lui faire part de notre position et de nos déplacements. Quant à lui, il resterait à l’écoute partout où il possédait des terminaisons nerveuses. C’était là une chose que j’avais découverte ce matin même : Mike pouvait écouter par l’intermédiaire d’un téléphone non décroché. Cela me déconcertait : je ne crois pas à la magie. Pourtant, en y réfléchissant, je me suis rendu compte qu’un téléphone pouvait être connecté à un réseau central sans la moindre intervention humaine si ledit réseau en avait la volonté. Et Mike avait une volonté de bolchoï.
Comment Mike savait qu’un téléphone se trouvait à l’extérieur, voilà qui reste difficile à expliquer étant donné que « l’espace » ne pouvait pas avoir la même signification pour lui que pour nous. Comme il possédait une « carte » de l’infrastructure de toute la machinerie de Luna City, il pouvait presque toujours comparer nos indications avec ses données ; il lui était difficile de s’égarer.
Voici comment, depuis le premier jour de la cabale, nous sommes continuellement restés en rapport avec Mike et les uns avec les autres : par l’intermédiaire de son extraordinaire système nerveux. Je n’en reparlerai donc pas à l’avenir, sauf si la chose s’avérait nécessaire.
Mamie, Greg et Wyoh attendaient sur le palier ; Mamie trépignait d’impatience, mais j’ai vu qu’elle souriait et qu’elle avait prêté une étole à Wyoh. Mamie ne se montrait pas plus pudique que tous les autres Lunatiques : contrairement aux nouveaux débarqués, elle ne voyait aucun inconvénient à la nudité. Mais pour l’église, c’était autre chose.
Nous sommes donc arrivés, Greg se rendant directement à la chaire et nous à nos places. Je suis resté assis au chaud à rêvasser, sans penser à quoi que ce soit. Wyoh, quant à elle, écoutait attentivement le sermon de Greg ; en l’observant, j’en ai déduit qu’elle connaissait déjà notre livre de cantiques – ou bien elle possédait un véritable talent pour le déchiffrer.