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Quand nous sommes revenus à la maison, les petits dormaient déjà, ainsi que la plupart des adultes. Seuls Hans et Sidris étaient debout. Sidris nous a servi des galettes et un chocosoja, puis nous sommes tous allés nous coucher. Mamie a donné à Wyoh une chambre dans le tunnel où vivaient la plupart des garçons, une pièce auparavant réservée aux plus petits. Je ne lui ai pas demandé comment elle les avait relogés, il semblait clair qu’elle offrait à mon hôte ce que nous avions de mieux – dans le cas contraire elle aurait mis Wyoh avec l’une des filles aînées.

Cette nuit-là, j’ai dormi avec Mamie, en partie parce que notre femme-aînée est douée pour calmer les nerfs – j’avais connu des événements très éprouvants sur le plan nerveux – et en partie pour qu’elle sache que je n’allais pas me glisser dans la chambre de Wyoh une fois la maisonnée assoupie. Mon atelier, où je passais la nuit quand je dormais seul, jouxtait la chambre de Wyoh. Mamie me disait souvent, sans détour : « Suis ton chemin, mon chéri. Si tu as des intentions malsaines, ne m’en parle pas. Assouvis-les derrière mon dos. »

Ce que ni l’un ni l’autre n’aurions admis. Nous avons bavardé en nous préparant à aller au lit puis nous avons continué, lumière éteinte. J’ai fini par me tourner sur le côté.

Au lieu de me souhaiter bonne nuit, Mamie m’a demandé :

— Manuel ? Pourquoi ta charmante petite invitée se maquille-t-elle à la manière d’une Afro ? Son teint naturel lui irait mieux, selon moi. Oh, bien sûr, elle est absolument charmante comme ça aussi.

Je me suis retourné pour la regarder, mais l’argument esthétique ne paraissait guère convaincant. Aussi lui ai-je tout raconté, tout sauf une chose : Mike. J’en ai bien parlé, mais sans préciser qu’il s’agissait d’un ordinateur car, pour des raisons de sécurité, Mamie n’aurait sans doute pas l’occasion de le rencontrer.

Me confier ainsi à Mamie – la prendre dans ma sous-cellule, pourrait-on dire, pour lui demander de former à son tour sa propre cellule –, la mettre dans le secret, ce n’était pas le fait d’un mari incapable de s’empêcher de tout cafarder à sa femme. Cela pouvait sembler un peu prématuré, mais si elle devait être mise au courant, on ne pouvait trouver de meilleur moment.

Mamie était intelligente et elle savait agir avec efficacité ; c’était ce qu’il fallait pour gouverner une grande tribu sans montrer les dents. Parmi les familles de fermiers et dans tout Luna City, on la respectait ; elle habitait là depuis plus longtemps que 90 % de la population. Elle pouvait s’avérer de bon conseil.

Et elle demeurait indispensable au sein de la famille. Sans son appui, Wyoh et moi aurions eu du mal à utiliser ensemble le téléphone (difficile à expliquer) et empêcher les gosses de s’en apercevoir (impossible !), tandis qu’avec son aide, il n’y aurait aucun problème dans la maisonnée.

Elle m’a écouté attentivement puis a soupiré.

— Cela paraît dangereux, mon cher.

— Ça l’est. Tu sais, Mimi, si tu ne veux pas t’en mêler, dis-le… et oublie ce que j’ai dit.

— Manuel ! Ne répète jamais une chose pareille. Tu es mon mari, mon chéri ; je t’ai pris pour le meilleur et pour le pire… et tes désirs sont des ordres pour moi.

(Ma parole, quel mensonge ! Et pourtant Mimi semblait le croire.)

— Je n’admettrais pas que tu coures un quelconque danger tout seul, continua-t-elle, sans compter que…

— Quoi, Mimi ?

— Je crois que chaque Lunatique rêve au jour où nous serons libres. Tous, sauf quelques rats invertébrés. Je n’en ai encore jamais parlé, car cela me paraissait impossible. Mais il faut regarder l’avenir, jamais le passé, et se mettre au travail. Je remercie notre cher Bog de m’avoir permis de vivre assez longtemps pour connaître ce jour, si effectivement il doit arriver. Parle-m’en encore. Il faut que je trouve trois autres personnes, n’est-ce pas ? Trois en qui je puisse avoir confiance.

— Rien ne presse. Allons-y lentement mais sûrement.

— Sidris est digne de confiance. Elle sait tenir sa langue.

— Mieux vaut ne pas travailler en famille et nous étendre. Tout doucement.

— D’accord. Nous en reparlerons avant que je fasse quoi que ce soit. Et si tu veux mon opinion, Manuel…

Elle s’est interrompue.

— Je veux toujours la connaître, Mimi.

— Ne dis rien à grand-papa. Ces jours-ci, il commence à perdre la mémoire, et il devient parfois trop bavard. Maintenant, dormons, mon chéri, et sans rêves.

9

Une longue période s’est alors écoulée pendant laquelle il nous aurait été possible de tout oublier, surtout une chose aussi improbable qu’une révolution, si les détails n’avaient pris autant de temps. Notre principal souci consistait à ne pas nous faire remarquer. Notre intention à long terme était d’empirer les choses.

Oui, empirer… Dans le passé, alors que tous les Lunatiques désiraient se débarrasser de l’Autorité, jamais ils ne l’avaient voulu avec suffisamment de force pour oser se révolter. Tous maudissaient le Gardien et roulaient l’Autorité, sans pour autant être prêts à combattre et à donner leur vie. Si vous aviez parlé de « patriotisme » à un Lunatique, il vous aurait regardé avec de grands yeux remplis d’incompréhension, ou bien il aurait cru que vous parliez de son pays d’origine. Nous avions des Français déportés dont le cœur appartenait à leur « Belle Patrie », des ex-Allemands qui restaient fidèles au Vaterland, des Russes nostalgiques de leur Sainte Mère Russie. Mais Luna ? Luna n’était jamais que « le Roc », un lieu d’exil, sans rien à aimer.

Nous étions un peuple apolitique, comme l’Histoire n’en avait jamais produit. Je le sais bien : tout autant qu’eux, j’avais été indifférent à la politique jusqu’à ce que le hasard m’y plonge. Wyoming en faisait parce qu’elle haïssait l’Autorité pour des raisons personnelles ; Prof, parce qu’il rejetait toute autorité d’un point de vue intellectuel, abstrait ; machine solitaire, Mike s’ennuyait, et c’était pour lui le seul jeu qui en valait la chandelle. On ne pouvait pas nous accuser de patriotisme. Appartenant à la troisième génération, j’étais celui qui se rapprochait le plus de cette notion : je me sentais parfaitement dénué d’affection pour quelque lieu que ce soit de Terra, parce que je ne m’y étais pas senti bien lors de mes séjours précédents et que je méprisais les vers de Terre. Voilà tout ce qui me rendait plus « patriotique » que les autres !

Le Lunatique moyen s’intéressait à la bière, au jeu, aux femmes et au travail, dans cet ordre. Remarquez que les femmes viennent au second rang, si aimées qu’elles soient. Les Lunatiques avaient compris qu’il n’y aurait jamais assez de femmes pour eux tous. Ceux qui apprenaient lentement mouraient, car même le mâle le plus possessif ne peut rester à chaque instant sur ses gardes. Comme dit Prof, une société s’adapte aux faits ou ne survit pas. Les Lunatiques s’adaptaient à la brutalité des faits… sinon ils flanchaient et mouraient. Mais le « patriotisme » n’était pas obligatoire pour survivre.

Les vieux Chinois disent que « les poissons n’ont pas conscience de l’eau » ; de même, je n’avais pas conscience de la situation sur Luna avant mon premier séjour sur Terra ; et je ne comprenais même pas encore combien le terme « patriotisme » ne faisait pas partie du vocabulaire des Lunatiques… jusqu’à ce que je participe à leur « éveil ». Wyoh et ses camarades avaient essayé de faire jouer le ressort du « patriotisme »… en vain. Des années de travail, quelques milliers de membres – moins de 1 % de la population – et sur ce nombre infime, microscopique, près de 10 % d’espions à gages du traître en chef !