Prof n’y était pas allé par quatre chemins : il est plus facile de semer la haine que l’amour.
Heureusement, le chef de la sûreté. Alvarez, nous a aidés. Les neuf traîtres éliminés ont été remplacés par quatre-vingt-dix. L’Autorité avait en effet ressenti le besoin de lancer une action qu’elle accomplissait en général avec répugnance : engager des dépenses pour nous. Et une folie en a entraîné une autre.
Même au tout début, la garde personnelle du Gardien n’avait jamais été nombreuse. Les matons, au sens habituel du mot, s’avéraient inutiles, c’était là l’un des attraits de la colonie pénitentiaire lunaire : elle ne coûtait pas cher. Le Gardien et son délégué avaient besoin d’une protection rapprochée, ainsi que les grosses légumes de passage, mais le système carcéral lui-même ne nécessitait pas de gardiens. On avait même arrêté de faire garder les vaisseaux. En mai 2075, la garde se trouvait réduite à sa plus simple expression, uniquement composée de récents déportés.
Toutefois, la perte de neuf gardes en l’espace d’une nuit ennuyait bel et bien quelqu’un : Alvarez. Il a enregistré des copies de ses demandes de renforts dans le dossier « Zèbre » et Mike nous en a donné lecture. Officier de police sur Terre avant sa condamnation, il faisait partie de la garde rapprochée depuis qu’il vivait sur Luna. C’était probablement l’homme le plus solitaire et le plus froussard du Roc. Il n’a pas arrêté de demander des renforts, allant jusqu’à menacer de donner sa démission du Service civique s’il ne les obtenait pas… Un simple chantage, l’Autorité l’aurait compris si elle avait un tant soit peu connu Luna. Si Alvarez avait osé s’aventurer dans une termitière quelconque, en civil et sans armes, il n’aurait respiré que le temps de se faire reconnaître.
Il a obtenu ses renforts. Nous n’avons jamais pu découvrir qui avait ordonné la descente de police. Morti la Peste n’avait pas vraiment fait preuve d’initiative pendant toute sa carrière ; il n’avait jamais été autre chose qu’un roi fainéant. Sans doute Alvarez, qui venait juste de parvenir au poste de mouchard en chef, avait-il voulu faire du zèle… peut-être avait-il l’ambition de devenir Gardien ? Il est cependant plus probable qu’à la suite de tous les rapports de Morti concernant les « activités subversives », les Autorités terrestres aient ordonné un nettoyage complet.
Une maladresse en amène une autre. Les nouveaux gardes, au lieu d’être choisis parmi de nouveaux déportés, faisaient partie des troupes d’élite de condamnés : les dragons de la Paix des Nations Fédérées. Mesquins et brutaux, ils ne souhaitaient pas aller sur Luna et se sont rapidement rendu compte qu’une « opération temporaire de maintien de l’ordre » consistait en fait en un aller simple. Ils haïssaient Luna et les Lunatiques, en qui ils voyaient la cause de tous leurs malheurs.
Une fois les renforts arrivés, Alvarez a posté des gardes vingt-quatre heures sur vingt-quatre à chaque station de métro de correspondance inter-termitières, puis a institué des passeports et des contrôles d’identité. Une telle action aurait été illégale, s’il y avait eu des lois sur Luna – vu que 95 % d’entre nous étions théoriquement libres : soit de naissance, soit comme déportés affranchis. Ce pourcentage augmentait encore dans les villes car les déportés non libérés vivaient dans des casernes-termitières du Complexe et ne venaient en ville que deux jours par lunaison (leurs seules journées de congés). Et encore, s’ils avaient de l’argent. On en voyait de temps en temps errer, dans l’espoir de se faire payer un coup à boire.
Pourtant, instaurer des passeports n’avait rien d’illégal car les règlements du Gardien constituaient les seules lois écrites. Cela a été annoncé dans les journaux, on nous a donné une semaine pour nous procurer un passeport et un beau matin, à huit heures précises, le système est entré en vigueur. Parmi les Lunatiques, certains ne voyageaient presque jamais, d’autres seulement pour affaires ; quelques-uns se rendaient des termitières extérieures ou même de Luna City jusqu’à Novylen ou ailleurs. Les bons petits garçons ont rempli leurs formulaires, payé les droits, se sont fait photographier et ont obtenu leurs papiers. Sur le conseil de Prof, je me suis montré docile, j’ai payé mon passeport que j’ai ajouté à mon laissez-passer pour aller travailler dans l’enceinte du Complexe.
Il n’y avait pas beaucoup de bons petits garçons ! Les Lunatiques n’y croyaient pas. Des passeports ? Qui avait jamais entendu parler d’une chose pareille ?
Ce matin-là, un soldat se trouvait à la station de métro Sud ; son uniforme ressemblait davantage à celui des chemises jaunes qu’à une tenue régimentaire, et il donnait l’impression de haïr son boulot – et nous avec. Je ne me rendais nulle part en particulier ; je suis resté là, à l’observer.
On a annoncé la capsule de Novylen ; une foule d’une trentaine de personnes s’est dirigée vers le tourniquet. Gospodin Chemise Jaune a demandé son passeport au premier arrivé. Le Lunatique a commencé à pinailler. Le second l’a poussé en avant ; le garde s’est retourné en hurlant… Trois ou quatre autres Lunatiques se sont frayés un passage. Le garde a porté la main au côté ; quelqu’un lui a saisi le coude, un coup de feu a retenti : ce n’était pas un laser mais un pistolet à balles, bruyant.
La balle a touché le sol et ricoché en chuintant quelque part. Je me suis reculé. Il y avait un blessé, le garde. Tandis que la première vague de voyageurs descendait le long de la rampe, il est demeuré sur le dos, sans bouger.
Personne n’y a prêté attention ; ils l’ont contourné ou enjambé… tous, sauf une femme qui portait un bébé. Elle s’est arrêtée et lui a soigneusement asséné un coup de talon dans la figure avant de continuer son chemin. Sans doute était-il déjà mort, je n’ai pas attendu pour vérifier. Le cadavre écroulé est resté là jusqu’à l’arrivée de la relève.
Le lendemain, la moitié de l’effectif se tenait postée à cet endroit. La capsule de Novylen est partie vide.
Cela a réglé la question. Ceux qui devaient voyager se sont procurés des passeports tandis que les intransigeants ont cessé de se déplacer. Il y avait deux hommes en faction aux tourniquets : l’un regardait les passeports et l’autre se tenait en retrait, l’arme au poing. Le premier ne se fatiguait pas beaucoup, ce qui valait mieux car la plupart des passeports étaient faux et les premiers essais n’étaient guère adroits. Au bout d’un certain temps, on a volé du papier authentique et les faux sont devenus indétectables ; ils coûtaient plus cher, mais les Lunatiques préféraient les passeports du marché libre.
Notre réseau ne fabriquait pas de faux ; nous nous contentions de les encourager, tout en sachant qui en avait et qui n’en avait pas. Les archives de Mike comportaient les numéros des vrais, ce qui nous aidait à séparer le bon grain de l’ivraie pour les fichiers que nous constituions et que Mike enregistrait aussi, mais sous l’en-tête « Bastille ». Nous pensions qu’un homme utilisant un faux passeport avait fait la moitié du chemin pour se joindre à nous. Nous avions fait passer la consigne, dans toutes les cellules de notre réseau toujours plus important, de ne jamais enrôler le possesseur d’un passeport authentique. Si l’agent recruteur hésitait, il n’avait qu’à s’informer auprès des cellules supérieures et la réponse lui parvenait très rapidement.