Mais les ennuis des gardes ne s’arrêtaient pas là. Cela n’ajoute rien à la dignité d’un homme, et cela ne contribue pas au calme, que de voir sans cesse des gosses devant ou, pire, derrière lui, singer le moindre de ses mouvements ou courir de long en large en hurlant des obscénités, en l’invectivant, en faisant de la main des gestes dont la signification est universellement connue. Les gardes ne pouvaient se sentir qu’insultés.
Un jour, un vigile a giflé un gamin du revers de la main, ce qui a coûté quelques dents à ce dernier. Résultat : deux morts chez les gardes, un chez les Lunatiques.
Après cet incident, les gardes ont ignoré les enfants.
Nous n’avons pas eu à nous occuper de cette action, il nous a suffi de l’encourager. Vous n’auriez jamais osé penser qu’une femme âgée aussi douce que ma femme-aînée eût poussé des enfants à mal se conduire. Et pourtant !
D’autres choses ont contribué à déstabiliser ces hommes si loin de leur foyer, et nous en avons profité. L’Autorité avait envoyé ces dragons de la Paix sur le Roc sans le moindre « détachement de loisir ».
Certaines de nos femmes étaient extrêmement belles. Quelques-unes sont venues flâner autour des stations, plus légèrement vêtues que d’habitude – quasi nues, pour ainsi dire – et parfumées à outrance avec des fragrances agressives, pénétrantes. Elles ne parlaient pas aux chemises jaunes, pas plus qu’elles ne les regardaient ; elles se contentaient de passer dans leur champ de vision, ondulant comme seule une Lunatique sait le faire. (Une femme de Terra ne peut pas déambuler de cette façon : elle est écrasée par une pesanteur six fois trop grande.)
Une telle conduite provoquait immanquablement un rassemblement masculin – des hommes déjà sur le retour jusqu’aux gamins à peine pubères. Il s’accompagnait d’exclamations élogieuses à l’adresse de la beauté et de lazzi envers les chemises jaunes. Les premières filles à jouer ce petit jeu appartenaient à la catégorie « machine à sous », mais de nombreuses volontaires sont rapidement venues leur prêter main forte, au point que Prof a décidé qu’il n’était plus nécessaire de dépenser d’argent. Il avait raison : même Ludmilla, timide comme un ange, voulait essayer, et si elle ne l’a pas fait, c’est seulement parce que Mamie le lui a interdit. Mais Leonore, son aînée de dix ans et la plus jolie fille de notre famille, s’est proposée et Mamie ne s’y est pas opposée. Elle est revenue, rose d’excitation, toute contente d’elle et impatiente de recommencer à taquiner l’ennemi. Elle avait pris seule cette initiative car elle ne savait même pas qu’une révolution se préparait.
Pendant ce temps, je voyais rarement Prof, et jamais en public ; nous restions en contact par téléphone. Au début, nous avons connu quelques difficultés, notre ferme n’ayant qu’un poste pour vingt-cinq personnes. Sans contrôle, les jeunes y seraient restés pendus des heures entières. Mamie était stricte : nos gosses avaient le droit de passer un seul coup de fil par jour et la conversation ne devait pas durer plus de quatre-vingt-dix secondes, sous peine de sanctions graduelles – sanctions tempérées par sa tendance à accorder des exceptions qui s’accompagnaient toujours des « Sermons de Mamie sur le téléphone » : « Quand je suis arrivée sur Luna, il n’y avait pas de téléphones privés. Vous, les enfants, vous ne pouvez pas vous rendre compte…»
Nous avions été l’une des dernières familles prospères à faire installer le téléphone ; il venait d’arriver quand j’avais été opté. Nous étions riches parce que nous n’achetions une chose que si la ferme ne pouvait elle-même la produire. Mamie n’aimait pas le téléphone parce que l’Autorité absorbait en grande partie les redevances payées à la compagnie des télécommunications de Luna City. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi (« puisque tu connais toutes ces choses, Manuel chéri ») je ne pouvais soustraire un téléphone aussi facilement que l’électricité. Que l’appareil ne constitue qu’une partie d’un vaste ensemble auquel il se doit d’être relié ne lui effleurait pas l’esprit.
J’y suis pourtant parvenu. Le problème, avec les postes trafiqués, concerne la réception des appels. Puisque votre téléphone n’est pas enregistré, vous pouvez toujours donner un numéro aux gens, le système lui-même n’est pas raccordé à votre domicile et ne peut donc recevoir le moindre signal lui disant de vous relier à votre correspondant.
Une fois Mike dans notre camp, la liaison ne présentait plus de difficulté. J’avais dans mon atelier la plus grande partie du matériel dont j’avais besoin : j’ai acheté quelques articles et m’en suis fait livrer d’autres. J’ai foré un minuscule trou qui allait de mon atelier jusqu’au placard du téléphone et un deuxième jusqu’à la chambre de Wyoh – tout cela dans une roche épaisse d’un mètre, mais un foret laser équipé d’une fraise de la taille d’un crayon a rapidement fait le travail. J’ai démonté le téléphone conventionnel, effectué un couplage sans fil jusqu’à la ligne et dissimulé le tout. Il me restait juste à cacher des récepteurs stéréophoniques et un haut-parleur dans la chambre de Wyoh et dans la mienne, puis à mettre en place un circuit destiné à augmenter la fréquence pour obtenir le silence sur la ligne de téléphone Davis, ainsi qu’un convertisseur pour rétablir la fréquence auditive à la réception.
Le seul problème a été de faire tout cela sans me faire remarquer, mais Mamie m’a prêté main forte.
Tout le reste, Mike s’en est chargé. Je n’ai pas eu à utiliser des câblages compliqués ; à partir de cet instant, je tapais « MYCROFTXXX » seulement quand j’appelais d’un autre endroit. Mike écoulait en permanence dans l’atelier et dans la chambre de Wyoh : quand il entendait ma voix ou celle de Wyoh prononcer « Mike », il répondait, mais jamais en présence de quelqu’un d’autre. Les timbres vocaux se révélaient aussi identifiables pour lui que les empreintes digitales ; jamais il ne s’est trompé.
J’ai aussi fait quelques modifications mineures : la porte de Wyoh et celle de mon atelier étaient déjà insonorisées, mais il m’a fallu faire un peu de bricolage pour dissimuler notre matériel, installer un signal m’indiquant quand elle se trouvait seule dans sa chambre, quand sa porte était fermée, et vice versa. Tout cela offrait une sécurité supplémentaire grâce à laquelle Wyoh et moi pouvions parler avec Mike ou l’un avec l’autre ; cela nous permettait même de bavarder à quatre, Mike, Wyoh, Prof et moi. Mike appelait Prof à l’endroit où il se trouvait, ce dernier pouvait alors parler ou rappeler d’un poste plus discret. Ensuite, il ne restait plus qu’à le mettre en communication avec Wyoh ou avec moi. Nous prenions toujours grand soin de rester en contact avec Mike.
S’il interdisait de recevoir un appel, mon téléphone de contrebande pouvait néanmoins servir à joindre n’importe qui sur Luna : je n’avais qu’à demander à Mike de me donner un Sherlock avec la personne de mon choix sans même lui donner le numéro, car Mike comportait tous les annuaires et pouvait le rechercher bien plus vite que moi.
Nous commencions à nous apercevoir des possibilités infinies que présentait un système téléphonique vivant et à notre service. J’ai demandé à Mike un autre numéro zéro pour le donner à Mamie dans le cas où elle aurait besoin de me contacter. Elle est vite devenue très amie avec Mike, toujours persuadée qu’il s’agissait d’un homme. Et Mike commençait à devenir une célébrité dans toute la famille. Un jour, en rentrant à la maison, Sidris m’a dit :
— Mannie chéri, ton ami avec la belle voix a appelé. Mike Holmes. Il veut que tu le rappelles.
— Merci, chérie. Je vais le faire.
— Quand vas-tu l’inviter à dîner, Man ? Il me paraît sympathique.
Je lui ai dit que gospodin Holmes avait mauvaise haleine et les cheveux gras, et qu’il haïssait les femmes.