Elle s’est alors permis un mot fort grossier – Mamie ne pouvait pas entendre.
— Tu as peur que je le rencontre. Que je mette une option sur lui.
Tout en la caressant, je lui ai répondu qu’elle avait raison. J’en ai parlé à Mike et à Prof. Après cet incident, Mike en a encore rajouté avec mes femmes ; Prof en était tout songeur.
Assimilant peu à peu les techniques de conspiration, je commençais à trouver que Prof avait raison de considérer la révolution comme un art. Je n’oubliais pas la prédiction de Mike (pas plus que je ne l’ai jamais mise en doute) selon laquelle Luna ne disposait que de sept ans avant le désastre. Je n’y pensais pas, essayant plutôt de me concentrer sur tous les détails fascinants qu’il fallait fignoler.
Tout en insistant sur le fait que les problèmes majeurs dans une conspiration concernaient la communication et la sécurité, Prof nous avait fait remarquer que ces deux aspects se contredisaient : une communication facilitée met en péril la sécurité ; et si l’on renforce cette dernière, le réseau peut saturer à cause de l’excès de précautions. Il m’avait expliqué que la notion de cellules constituait un compromis.
Je l’acceptais, comme mal nécessaire pour limiter les pertes provoquées par les espions. Même Wyoh a admis qu’un réseau non compartimenté ne pourrait pas fonctionner quand elle a appris combien le vieux mouvement de résistance avait été gangrené par les agents doubles.
Je n’aimais pourtant pas les difficultés de transmission qu’impliquait le système des cellules ; il m’évoquait les dinosaures terriens des anciens temps, à qui il fallait trop de temps pour envoyer un ordre de la tête à la queue, ou inversement.
J’en ai donc parlé avec Mike.
Nous avons écarté les combinaisons multiples que j’avais proposées à Prof et retenu l’idée des cellules, mais nous avons fondé la sécurité et la communication sur les merveilleuses possibilités que nous offrait notre machine à penser.
Pour la communication, nous avons établi un arbre généalogique ternaire avec nos « pseudonymes » :
Président : gospodin Adam Selene (Mike) ;
Cellule exécutive : Bork (moi), Betty (Wyoh) et Bill (Prof) ;
Cellule de Bork : Cassie (Mamie), Colin et Chang ;
Cellule de Betty : Calvin (Greg), Cecilia (Sidris) et Clayton ;
Cellule de Bill : Cornouailles (Finn Nielsen), Caroline et Cotter.
Et ainsi de suite. Au septième échelon, Georges commandait à Herbert, Henry et Hallie. À ce niveau, il nous fallait 2 187 noms commençant par H, mais il suffisait de nous tourner vers l’ordinateur futé pour nous en trouver ou en inventer. Chaque recrue recevait un pseudo et un numéro de téléphone d’urgence qui, au lieu de passer par de nombreuses lignes, le reliait directement à « Adam Selene », c’est-à-dire à Mike.
La sécurité, elle, se fondait sur un principe double : on ne pouvait jamais faire totalement confiance à un être humain… mais se reposer sur Mike pour à peu près tout.
Inutile de discuter la sévérité de la première de ces propositions. Les drogues ou d’autres méthodes désagréables peuvent faire parler n’importe qui. La seule défense reste le suicide qui peut, parfois, s’avérer impossible. Oh, il y a bien le système de la dent creuse remplie de curare, un grand classique. Il y a même de nouvelles drogues, certaines presque infaillibles, et Prof a veillé à ce que Wyoh et moi-même soyons ainsi équipés. Je n’ai jamais su ce qu’il lui avait donné comme ultime recours, mais ne nous perdons pas dans des détails superflus, vu que je n’ai jamais eu à utiliser le mien – ce qui vaut mieux car je n’ai pas l’étoffe d’un martyr.
Mike, lui, n’aurait jamais besoin de se suicider, il ne pouvait être drogué et ne ressentait pas la souffrance. Il gardait tout ce qui nous concernait dans une banque de mémoire séparée bloquée par un signal programmé pour ne se libérer qu’avec nos trois voix ; comme la chair est faible, nous y avons ajouté un code permettant à l’un d’entre nous de bloquer les deux autres en cas d’urgence. En ma qualité de meilleur informaticien de Luna, je pense que Mike lui-même n’aurait pu ôter ce blocage-là. Mieux, personne ne pouvait demander à notre ordinateur en chef de livrer ce dossier puisque personne ne savait qu’il existait ; et personne ne soupçonnait l’existence consciente de Mike. On n’est jamais assez prudent.
Seul ennui : cette machine éveillée à la conscience se montrait capricieuse. Mike nous faisait sans cesse l’étalage de nouveaux talents ; il est concevable qu’avec un peu de volonté, il aurait trouvé un système pour contourner ce blocage.
Mais il n’a jamais désiré le faire. Il m’était loyal, à moi, son premier et son plus vieil ami : il aimait bien Prof, et je crois qu’il aimait tout simplement Wyoh. Non, non, ce n’était pas une question de sexe. Wyoh est juste adorable, et ç’avait collé entre eux depuis le début.
Je faisais confiance à Mike. Notre vie était faite de paris, petits ou gros : sur lui j’aurais parié n’importe quoi.
C’est ainsi que nous avons basé toute notre sécurité sur Mike pour tout, alors que chacun de nous trois ne savait que ce qu’il avait besoin de savoir. Prenons par exemple notre arbre généalogique de noms et de numéros. Je ne connaissais que les pseudos de mes compagnons de cellule et ceux des trois qui siégeaient directement en dessous de moi, un point c’est tout. Mike établissait les pseudos, donnait à chacun un numéro de téléphone, et gardait une liste des vrais noms en regard des pseudos. Supposons par exemple que le membre du réseau « Daniel » (que je ne connaissais pas, puisque c’était un « D », à deux niveaux en dessous de moi) recrute un certain Fritz Schultz. Daniel envoie son rapport, mais sans donner de nom ; Adam Selene appelle Daniel, donne à Schultz le pseudo « Embrook », puis téléphone à Schultz au numéro que lui a indiqué Daniel, attribue à Schultz son pseudo « Embrook » ainsi qu’un numéro de téléphone d’urgence, ce numéro variant pour chaque nouvelle recrue.
Même le chef de cellule d’Embrook ignorera le numéro d’urgence d’Embrook. On ne peut laisser échapper ce qu’on ne connaît pas, même sous l’effet de drogues ou de la torture. Même pas par distraction.
Supposons maintenant que j’aie besoin de joindre le camarade Embrook. Je ne sais pas de qui il s’agit, peut-être vit-il à Hong-Kong, à moins que ce ne soit l’épicier au coin du corridor. Au lieu de passer le message vers le bas en espérant ainsi l’atteindre, j’appelle Mike. Ce dernier me met immédiatement en rapport avec Embrook sous un Sherlock, mais sans me donner son numéro de téléphone.
À présent, imaginons que je veuille parler au camarade qui prépare les prospectus que nous allons faire distribuer dans tous les bars de Luna. Il m’est inconnu. Je dois pourtant le joindre car il est arrivé quelque chose.
J’appelle Mike ; il sait tout. Une fois encore, je suis immédiatement mis en contact. Ce camarade est assuré que tout va bien puisque c’est Adam Selene qui nous a raccordé. « Camarade Bork à l’appareil…» – et ce camarade qui ne me connaît pas sait pourtant, par mon initiale « B », que je suis important – « il faut que nous fassions telle et telle modification. Dites à votre chef de cellule de vérifier et commencez le travail. »
Il y avait parfois de petits inconvénients : quelques camarades n’avaient pas de ligne privée ; certains ne pouvaient être joints qu’à certaines heures ; et d’autres, qui habitaient dans des terriers de banlieue, ne disposaient pas du moindre téléphone. Aucune importance. Mike était au courant de tout, alors que nous autres ne savions rien qui puisse compromettre qui que ce soit sinon la poignée de camarades que nous connaissions personnellement.