Mike en riait aux larmes. C’était vraiment là le genre d’humour qu’il adorait. À vrai dire, je rigolais bien moi aussi, et je lui ai dit de continuer de s’amuser pendant que je sortais mes outils et ma petite boîte noire.
À ce moment, l’informaticien de garde est venu frapper à la porte. J’ai pris mon temps pour répondre et j’ai saisi mon bras numéro cinq dans la main droite, laissant voir les nerfs à vif ; ça rend pas mal de gens malades – en tout cas, ça ne laisse personne indifférent.
— Qu’est-ce que tu viens fabriquer ici, mon vieux ? lui ai-je lancé.
— Écoute, le Gardien fait un foin terrible ! As-tu trouvé la cause de la panne ?
— Transmets mes compliments au Gardien et dis-lui que je vais faire des pieds et des mains pour trouver le circuit défectueux et lui rendre son précieux confort… surtout si on ne me retarde pas avec des questions idiotes. Tu comptes laisser cette porte ouverte ? Ça crée un courant d’air terrible et ça envoie de la poussière sur les machines alors que j’ai enlevé les capots protecteurs… Je te préviens – comme c’est toi qui es de service –, si la poussière endommage les machines, crois-moi, tu te chargeras de les réparer. Je n’ai pas envie de quitter mon petit lit douillet pour rien ! Va dire ça à ton fichu Gardien !
— Surveille tes paroles, mon vieux !
— Surveille les tiennes, bagnard ! Est-ce que tu vas te décider à fermer cette porte ? Si tu ne t’exécutes pas, c’est moi qui fous le camp ! Je repars fissa à Luna City ! (et j’ai levé mon bras numéro cinq comme une massue).
Il a refermé la porte. Je n’avais aucune raison particulière d’insulter ce pauvre type, mais c’était une bonne chose de rendre tout le monde aussi malheureux que possible. S’il trouvait pénible de travailler pour le Gardien, je voulais que cela lui devienne complètement insupportable.
— Est-ce que je me rétablis ? a demandé Mike.
— Hmm, continue encore une dizaine de minutes, puis arrête d’un seul coup. Ensuite tu t’amuseras pendant environ une heure, avec la pression d’air par exemple. D’une manière irrégulière mais violente. Sais-tu ce qu’est le mur du son ?
— Certainement, c’est…
— Je n’ai pas besoin de définition. Lorsque tu auras interrompu les dysfonctionnements majeurs, tu agiteras les tuyauteries, régulièrement, à quelques minutes d’intervalle, pour produire l’équivalent d’un bang supersonique. Et il faudrait quelque chose dont il se souvienne… Hmm… Mike, pourrais-tu faire refouler les conduites des toilettes ?
— Naturellement. Toutes ensemble ?
— Combien y en a-t-il ?
— Six.
— Bien… programme-toi de manière à les faire refouler en même temps, assez pour bousiller ses tapis. Si tu peux repérer les plus proches de sa chambre à coucher, arrange-toi pour que ça jaillisse jusqu’au plafond. D’accord ?
— Programme établi !
— Parfait. Et maintenant, je m’occupe de ton cadeau, mon lapin. Ayant juste assez de place pour dissimuler la boîte dans l’audio-voder, je me suis démené pendant une quarantaine de minutes avec mon bras numéro trois pour établir les connexions. Nous avons fait des essais de voder-vocoder, puis je lui ai demandé d’appeler Wyoh et de vérifier tous les circuits.
Le silence a régné une dizaine de minutes : j’ai tué le temps en appliquant des marques sur les capots des accessoires que j’aurais dû démonter si quelque chose avait été détraqué et en éparpillant un peu partout mes outils. Une fois mon bras numéro six remis en place, j’ai fait un rouleau du millier de plaisanteries qui m’attendaient à l’imprimante. Je n’avais pas eu besoin de couper le haut-parleur : chaque fois qu’il y avait du bruit à la porte, Mike l’éteignait avant même que j’aie le temps de le lui dire. Comme ses réflexes étaient bien meilleurs que les miens, au moins mille fois plus rapides, je ne m’en préoccupais plus.
À la fin, il a déclaré :
— Les vingt circuits sont tous parfaits. Je peux changer de piste au milieu d’un mot sans que Wyoh ne s’aperçoive de la coupure. J’ai aussi appelé Prof pour lui dire bonjour, bavardé avec Mamie sur ton téléphone et parlé aux trois en même temps.
— Parfait. Quelle excuse as-tu donnée à Mamie ?
— Je lui ai demandé de te dire de me rappeler, enfin… de rappeler Adam Selene. Puis nous avons bavardé. C’est une charmante interlocutrice. Nous avons parlé du dernier sermon de Greg, mardi dernier.
— Quoi ? Comment ?
— Je lui ai dit que je l’avais entendu, Man. J’ai même cité un passage poétique.
— Oh, Mike !
— Ça a très bien marché, Man. Je lui ai fait croire que j’écoutais assis dans le fond et que je m’étais éclipsé vers la fin. Elle ne s’est pas montrée curieuse, elle sait bien que je ne veux pas me faire voir.
Mamie est la femme la plus curieuse de tout Luna.
— C’est bien, mais ne recommence pas. Ah ! si, au contraire. Tu n’as qu’à tout mettre sur écoute, les réunions, les conférences, les concerts et tout le reste.
— D’accord, à condition que personne ne débranche les contacts ! Man, je ne peux pas commander à tous ces postes comme je le fais pour le téléphone.
— Ces interrupteurs sont trop simples. Il suffit d’une vulgaire force physique, cela ne demande aucune adresse.
— C’est barbare et malhonnête.
— Mike, presque tout est malhonnête. Ce qu’on ne peut changer…
— … il faut bien le supporter. Ça, Man, c’est une plaisanterie qui n’est bonne qu’une seule fois.
— Désolé. Il faut changer le proverbe : « Ce qu’on ne peut changer, il faut s’en débarrasser et le remplacer par quelque chose de mieux. » C’est d’ailleurs ce qu’on va faire. Quelles chances de succès tes derniers calculs nous donnent-ils ?
— Environ une sur neuf, Man.
— Ça empire ?
— Man, cela devra empirer pendant plusieurs mois encore. Nous n’avons pas encore atteint le faîte de la crise.
— Surtout avec les Yankees en queue du peloton. Bon, on verra bien. Maintenant, passons à autre chose. À partir d’aujourd’hui, si tu dois parler à quelqu’un qui a assisté à une conférence ou à une réunion quelconque, tu lui diras que tu y es allé toi aussi, et tu lui en rappelleras un détail en guise de preuve.
— Noté. Pourquoi, Man ?
— Est-ce que tu as lu Le Mouron rouge de la Baronne Orczy ? Il se trouve peut-être à la bibliothèque publique.
— Oui, je l’ai lu. Veux-tu que je le relise ?
— Non, non ! Tu es notre Mouron rouge à nous, notre John Galt, notre renard insaisissable, notre homme mystérieux. Tu vas partout, tu sais tout, tu te glisses dans tous les coins et tu te faufiles en tous lieux sans passeport. Tu es toujours là et personne ne te remarque jamais.
Ses voyants se sont agités, il a eu un petit rire discret.
— Ça, c’est drôle, Man. Drôle une fois, deux fois, peut-être même toujours.
— Oui, toujours. Depuis combien de temps as-tu arrêté le gymkhana dans la résidence du Gardien ?
— Il y a quarante-trois minutes, mais je continue les bangs irréguliers.