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Voilà pourquoi je m’occupais de mes propres affaires et ne parlais avec Mike que derrière les portes fermées, lorsque le circuit voder avait été déconnecté partout ailleurs. Mike apprenait vite. En deux temps trois mouvements, il est devenu aussi humain que n’importe qui – et pas plus excentrique que les autres Lunatiques. Un peuple bien étrange, je vous l’accorde.

Je supposais que d’autres avaient dû remarquer ces changements. En y repensant, je comprends à quel point j’avais présumé de mes congénères. Tout le monde avait affaire à Mike, à chaque minute de chaque journée – avec ses extensions, du moins. Mais rares étaient les personnes à le voir. Les prétendus spécialistes de l’information qui appartenaient au Service civique – des programmeurs, en fait – montaient la garde dans la salle extérieure des têtes de lecture mais ne rentraient jamais dans celle des machines, sauf si les compteurs ne marchaient manifestement pas. Ce qui n’arrivait pas plus souvent que les éclipses totales. Or, le Gardien avait bien quelquefois amené de grosses légumes appartenant aux vers de Terre terriens pour voir les machines, mais le fait restait rarissime. Et jamais il n’avait parlé avec Mike ; le Gardien avait été avocat politique avant son exil, il ne connaissait rien aux ordinateurs. 2075, vous vous rappelez : l’Honorable Mortimer Hobart, anciennement Sénateur de la Fédération. Morti la Peste.

J’ai donc passé beaucoup de temps à calmer Mike, à essayer de le rendre heureux. Je sais bien ce qui l’ennuyait, ce qui fait pleurer les jeunes chiots et conduit les gens au suicide : la solitude. Je ne sais pas combien de temps peut représenter une année pour une machine qui pense un million de fois plus vile que moi, mais ce doit certainement paraître très long.

— Mike, ai-je dit avant de partir, est-ce que cela te ferait plaisir d’avoir quelqu’un d’autre que moi à qui parler ?

Il s’est encore mis à frissonner :

— Ils sont tous stupides !

— Données insuffisantes, Mike. Efface tout et repars de zéro. Tous ne sont pas stupides.

Très rapidement, il m’a répondu :

— Correction enregistrée. Je serais heureux de parler avec un non-stupide.

— Je dois y réfléchir. Nous nous trouvons dans une zone interdite au personnel non autorisé.

— Je pourrais bavarder par téléphone avec un non-stupide, Man ?

— Ma parole ! Bien sûr ! Avec une programmation particulière.

Mais « par téléphone » était exactement ce que Mike avait voulu dire. Certes, il ne figurait pas dans l’annuaire, même s’il contrôlait tout le réseau téléphonique – et impossible d’imaginer un Lunatique lambda se mettant en communication avec l’ordinateur en chef et le programme. Mais il n’y avait aucune raison pour que Mike n’ait pas un numéro ultra-secret qui lui permettrait de bavarder avec ses amis, à savoir moi et le non-stupide que j’aurais élu. Tout ce qu’il devait faire, c’était en prendre un encore libre et le connecter avec son voder-vocoder ; il pouvait s’en charger.

En 2075, les téléphones de Luna fonctionnaient encore par l’intermédiaire d’un clavier, il n’y avait pas de reconnaissance vocale, et des lettres de l’alphabet latin représentaient les chiffres. En y mettant le prix, on avait pour numéro le nom de sa société, en dix lettres : une bonne publicité. Pour un tarif moindre, on pouvait prétendre à un indicatif prononçable, facile à se rappeler. Quand on payait le minimum, on obtenait un groupe de lettres arbitraire. Cependant, certaines combinaisons n’étaient jamais utilisées. J’ai donc demandé à Mike un numéro de ce genre.

— C’est bête qu’on ne puisse te donner tout simplement MIKE.

— En service, m’a-t-il répondu. MIKESGRILL, à Novy Leningrad, MIKEANDLIL, à Luna City. MIKESSUITS, à Tycho-Inférieur. MIKES…

— Arrête ! Repars de zéro, s’il te plaît.

— Les zéros sont utilisés comme n’importe quelle consonne quand ils sont suivis de X, Y ou Z, et peuvent être suivis de n’importe quelle voyelle, sauf E et O ; n’importe…

— J’y suis ! Ton numéro sera MYCROFT.

En dix minutes, dont deux utilisées à mettre mon bras numéro trois, Mike avait le câblage nécessaire et, quelques millisecondes après, il m’avait donné son indicatif téléphonique : MYCROFT, suivi de trois X. Puis il avait bloqué son circuit pour qu’un technicien indiscret ne puisse pas le lui prendre.

J’ai donc changé de bras et ramassé mes outils, sans oublier de prendre sa centaine de plaisanteries déjà imprimées.

— Bonne nuit, Mike.

— Bonne nuit, Man. Merci. Bolchoï merci !

2

J’ai pris le métro Trans-Crisium pour L City mais je ne suis pas rentré à la maison ; Mike m’avait demandé des renseignements sur une réunion qui devait se tenir à 21 heures, le soir même, à Stilyagi Hall. Mike contrôlait les enregistrements sonores des concerts, des réunions politiques, et ainsi de suite ; quelqu’un l’avait manuellement débranché du Stilyagi Hall. Je pense qu’il s’était senti mis à l’écart.

J’ai deviné pourquoi on l’avait débranché. Encore de la politique, certainement une réunion de protestation. Je ne comprenais pas l’utilité d’écarter Mike de ces bavardages, vu qu’il y aurait à coup sûr des mouchards du Gardien dans la foule. Il n’y avait pas à craindre que la réunion soit interdite ni même que l’on châtie les déportés non réhabilités ayant choisi d’exposer leurs griefs. Pas nécessaire.

Mon grand-père Stone prétendait que Luna était la seule prison sans barreaux de l’Histoire. Pas de barreaux, pas de gardes, pas de règlement – et nul besoin de tout cela. Dans les temps anciens, me disait-il, avant que l’on finisse par comprendre que la déportation constituait une condamnation à vie, certains détenus avaient essayé de s’évader. Par l’espace, naturellement. Étant donné que la masse d’un vaisseau est calculée au gramme près, cela signifiait qu’il fallait corrompre un officier de l’équipage.

Certains se laissaient acheter, disait-on. Mais au final, personne ne s’évadait : les officiers corrompus ne tenaient pas forcément parole. Je me souviens d’avoir vu un homme qu’on venait d’éliminer par le sas Est ; un cadavre sur orbite n’a rien de très joli, croyez-moi !

C’est pourquoi les gardes ne s’en faisaient pas le moins du monde au sujet de ces réunions de protestation. « Laissez-les aboyer ! », telle était leur politique. Ces jappements n’avaient pas plus d’importance que les protestations d’un chaton enfermé dans une boîte. Certains gardiens écoutaient, d’autres essayaient de s’interposer, mais tout cela revenait au même : programme zéro.

Quand Morti la Peste avait investi son poste, en 2068, il nous avait fait un sermon pour nous dire combien, sur Luna, les choses allaient changer sous son administration, faisant grand tapage au sujet du « Paradis Terrestre durement élaboré à la force de nos propres mains ». Il nous avait dit aussi « de pousser la roue tous ensemble par esprit de fraternité », de « savoir oublier le passé, de ne plus penser aux erreurs anciennes, mais de nous tourner vers la nouvelle et étincelante aurore ». Je me trouvais alors dans la Taverne de la Mère Boor, occupé à humer une bonne odeur de ragoût irlandais accompagné d’un litre de bière australienne ; je me rappelle la réaction de la patronne : « Quel beau baratineur, hein ? »