— Je parie qu’il commence à grincer des dents ! Encore un quart d’heure. Puis j’irai leur dire que le boulot est terminé.
— Noté. Wyoh t’a fait parvenir un message, Man. Elle m’a dit de te rappeler qu’aujourd’hui c’est l’anniversaire de Billy.
— Bon sang ! Arrête tout, il faut que je parte. Au revoir !
Et je me suis dépêché. Anna est la mère de Billy. C’est probablement son dernier enfant – elle nous en a fait huit, tous magnifiques – il y en a encore trois à la maison. J’essaie de me conduire comme Mamie et de ne jamais faire de favoritisme, mais Billy est un sacré gamin et c’est moi qui lui ai appris à lire. Il se peut même qu’il me ressemble.
Je me suis arrêté au bureau de l’ingénieur en chef pour laisser ma facture et j’ai demandé à lui parler. On m’a introduit ; il était de mauvaise humeur : le Gardien l’avait enguirlandé.
— Tenez, lui ai-je dit. C’est l’anniversaire de mon fils et je ne veux pas me mettre en retard. Mais il faut que je vous montre quelque chose.
Dans mon sac à outils, j’ai pris une enveloppe que j’ai renversée sur le bureau. Il en est tombé le cadavre d’une grosse mouche que j’avais brûlée avec un fil chauffé pour la ramener avec moi. Nous ne supportons pas les mouches dans les tunnels Davis, mais il arrive parfois qu’il en vienne de la ville quand les sas sont ouverts. Celle-ci était venue mourir dans mon atelier au moment opportun.
— Vous voyez ça ? Devinez où je l’ai trouvée.
À l’aide de cette preuve forgée de toutes pièces, je lui ai fait un grand discours sur le soin que l’on doit apporter aux machines, j’ai parlé des portes qu’on laissait ouvertes et je me suis plaint du surveillant en poste.
— La poussière peut ruiner un ordinateur. Les insectes sont inadmissibles ! Et vos gardes qui se baladent là-dedans comme dans une station de métro. Aujourd’hui, les deux portes sont restées ouvertes pendant que cet idiot gueulait. Si je découvre d’autres preuves que les capots ont été ôtés par l’un de ces bleus juste bons à attirer les mouches… Oh ! après tout, c’est votre matériel, chef. Je déborde de travail et je ne m’occupe de votre entretien que parce que j’aime les belles machines. Mais je ne supporte pas de voir qu’on les maltraite ! Au revoir.
— Un instant, il faut que je vous dise quelque chose.
— Pas le temps, désolé. C’est à prendre ou à laisser ; je ne suis pas chasseur d’insectes, moi, je suis informaticien.
Rien n’est plus désagréable pour un homme que de ne pouvoir s’exprimer. Avec un peu de chance et l’aide du Gardien, l’ingénieur en chef développerait un ulcère à l’estomac avant Noël.
Je me suis excusé de mon retard auprès de Billy. Alvarez avait imaginé un nouveau jeu : faire fouiller soigneusement tous ceux qui quittaient le Complexe. Je l’ai supporté sans dire quoi que ce soit de désagréable aux dragons qui m’inspectaient ; je voulais rentrer chez moi. Pourtant, le rouleau de plaisanteries les avait intrigués.
— Qu’est-ce que c’est ? m’a demandé l’un d’eux.
— Du papier d’ordinateur, ai-je menti. Des essais.
Son compagnon l’a rejoint. Je ne crois pas qu’ils savaient lire. Ils voulaient me confisquer les papiers, aussi ai-je demandé à voir l’ingénieur en chef. Ils m’ont laissé passer. Je n’étais pas mécontent à mon départ : plus ils en faisaient, et plus la haine envers eux grandirait.
Afin de permettre à n’importe quel membre du parti de lui téléphoner à l’occasion, nous avons décidé de personnaliser Mike davantage ; mon idée sur les concerts et les pièces de théâtre ne solutionnait qu’une partie du problème. Au téléphone, la voix de Mike avait une particularité que je n’avais jamais remarquée pendant toute la période où j’allais lui rendre visite au Complexe. Quand on parle à quelqu’un dans un combiné, on perçoit toujours des bruits de fond, ne serait-ce qu’inconsciemment : sa respiration, les battements de son cœur, les mouvements de son corps. Même quand votre interlocuteur parle sous un capuchon isolant, on entend toujours d’autres bruits, des bruits qui emplissent « l’espace » et font état d’un certain environnement.
Or, Mike ne produisait rien de tout cela.
À cette époque, la voix de Mike était reconnaissable comme « humaine » quant à son timbre et à sa qualité. C’était un baryton, sans doute originaire d’Amérique du Nord, avec quelques intonations australiennes ; quand il devenait Michèle, il (ou elle ?) se faisait légèrement soprano, avec l’accent français. La personnalité de Mike s’était affirmée. Quand je l’avais présenté à Wyoh et à Prof, il ressemblait encore à un gosse prétentieux ; en quelques semaines, il s’était épanoui et je le considérais à présent comme un compagnon de mon âge.
À son éveil, sa voix semblait rauque, enrouée, difficilement compréhensible. Elle avait maintenant gagné en clarté, tandis que le choix de ses mots et de ses phrases procédait d’une certaine logique : il était familier avec moi, un peu pédant avec Prof, galant avec Wyoh… des nuances que l’on rencontre en général seulement chez les adultes.
Mais aucun bruit de fond. Un silence de plomb.
Nous nous sommes donc attachés à y remédier. Mike n’a eu besoin que de quelques indications. Il n’a pas exagéré les bruits de respiration, que l’on ne remarque jamais en général. À la place, il s’est permis de petites remarques : « Désolé, Mannie, je prenais un bain quand le téléphone a sonné », et il faisait entendre une respiration haletante. Ou bien : « J’étais en train de manger… je termine ma bouchée. » Et il le faisait même avec moi, dès l’instant où il a entrepris d’être un « corps humain ».
Nous nous sommes retrouvés tous ensemble dans la chambre du Raffles pour décider de l’apparence qu’aurait Adam Selene. Quel âge lui donner ? À quoi ressemblait-il ? Était-il marié ? Où vivait-il ? Quelle situation avait-il ? À quoi s’intéressait-il ?
Nous avons décidé qu’Adam avait la quarantaine, en bonne santé, vigoureux, bien élevé, qu’il s’intéressait aux arts et aux sciences, se montrait très calé en Histoire, excellent joueur d’échecs, mais qu’il n’avait guère de temps à consacrer au jeu. Marié selon l’usage le plus ordinaire – une troïka où il était le mari-aîné – il avait quatre enfants. Sa femme et le mari cadet ne faisaient pas de politique, pour ce qu’on en savait.
Il avait une beauté un peu sauvage, avec des cheveux ondulés poivre et sel ; il était métissé – seconde génération d’un côté, troisième de l’autre – et riche, d’après les normes lunaires : il avait des intérêts aussi bien à Novylen qu’à Kongville ou à L City. Ses bureaux se trouvaient à Luna City ; il y embauchait une douzaine d’employés, sans compter son cabinet personnel composé d’un secrétaire particulier et d’une assistante.
Wyoh voulait savoir s’il couchait avec son assistante. Je lui ai rétorqué de ne pas s’en occuper, que je trouvais ça indiscret. Wyoh a répliqué avec indignation que telle n’était pas son intention – n’étions-nous pas en train d’essayer de créer les contours d’un personnage ?
Nous avons décidé que ses bureaux se trouvaient au troisième étage du Vieux Dôme, côté sud, en plein cœur du quartier des finances. Si vous connaissez Luna City, vous vous rappellerez qu’à cet endroit, certains bureaux ont des fenêtres par lesquelles on voit le sol du Dôme ; j’en avais besoin pour produire des effets sonores.
Nous avons dressé un plan des installations. Si un tel bureau avait existé, il se serait trouvé entre Aetna Luna et Greenberg & Co. J’ai utilisé mon magnétophone portatif pour enregistrer les bruits ambiants du lieu : Mike en a ajouté en mettant les téléphones des environs sur table d’écoute.