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Ainsi, lorsqu’on appelait Adam Selene, on pouvait entendre des bruits de fond. Quand « Ursula », son assistante, prenait la communication, elle récitait « Selene Associés. Luna sera libre ! » Puis il lui arrivait de dire : « Voulez-vous attendre un instant, gospodin Selene est occupé sur une autre ligne », sur quoi l’on percevait le bruit d’une chasse d’eau et l’on savait immédiatement qu’elle venait de raconter un petit mensonge. Ou bien Adam pouvait répondre : « Ici, Adam Selene. Luna Libre. Une seconde, je vous prie, que je coupe la vidéo. » Parfois, un autre personnage répondait : « Ici Albert Ginwallah, secrétaire particulier d’Adam Selene. Luna Libre. S’il s’agit d’un problème concernant le Parti… et je suppose que c’est le cas, je vous prie de m’indiquer votre pseudo. Allons, n’hésitez pas, c’est moi qui m’occupe de ces questions pour le compte du président. »

La dernière formule constituait un piège car chaque camarade avait reçu l’ordre de ne parler qu’à Adam Selene en personne. On ne cherchait jamais à réprimander celui qui n’appliquait pas la consigne, mais on avertissait immédiatement son chef de cellule de ne pas lui faire confiance pour les questions vitales.

Les répercussions ne se sont pas fait attendre. « Luna Libre ! » ou « Luna sera libérée ! » sont devenus des slogans chez les jeunes, puis chez les citoyens plus établis. La première fois que j’ai entendu un de ces slogans pendant une conversation d’affaires, j’ai failli en avaler ma langue. J’ai ensuite appelé Mike et je lui ai demandé si mon correspondant appartenait au Parti. Ce n’était pas le cas. J’ai donc recommandé à Mike de faire des recherches dans le réseau du Parti pour voir si quelqu’un pouvait le recruter.

Les échos les plus intéressants, nous les trouvions dans le dossier « Zèbre ». Adam Selene, dans les archives du chef de la police, ne se présentait pas comme le Sélénite modèle que nous avions créé, plutôt comme le pseudo du chef d’un nouveau mouvement clandestin.

Les espions d’Alvarez se sont mis au travail. Au cours des mois suivants, le dossier « Zèbre » s’est étoffé : Adam Selene était mâle, âgé de trente-cinq à quarante-cinq ans. En général, il restait dans ses bureaux, situés sur la face méridionale du Dôme, de 9 heures à 18 heures, sauf le samedi. Le reste du temps, on pouvait quand même lui transmettre des appels téléphoniques ; sa maison devait se situer dans l’enceinte urbaine pressurisée puisque les trajets n’excédaient jamais dix-sept minutes. Il y avait des enfants dans sa maison. Ses activités professionnelles comprenaient le courtage boursier et l’agriculture. Il allait à l’opéra, au théâtre, etc. Il appartenait probablement au club d’échecs de Luna City et à l’Association Lunaire des Joueurs d’Échecs. Il jouait au ricochet et autres sports de haut niveau pendant les heures de repas et faisait probablement partie du club d’athlétisme de Luna City. C’était un gourmet mais il surveillait sa ligne. Il avait une mémoire remarquable et une grande connaissance des mathématiques. Dans ses fonctions de directeur, il savait prendre rapidement des décisions.

Un indic avait la certitude d’avoir bavardé avec Adam entre deux actes de Hamlet, donné par les acteurs du Service civique ; Alvarez a pris note du signalement qui concordait parfaitement avec le portrait-robot que nous avions créé, à l’exception des cheveux ondulés !

Ce qui irritait plus que tout Alvarez, c’était le problème des numéros de téléphone d’Adam. Il en connaissait certains mais tombait systématiquement sur de faux numéros. (Mike utilisait toutes les lignes non attribuées et se débranchait tout seul dès qu’un nouvel abonné se voyait donner l’un des codes utilisés.) Alvarez a essayé de retrouver « Selene Associés » en supposant que nous utilisions des numéros avec permutation de chiffres ; nous l’avons su parce que Mike laissait traîner une oreille sur le téléphone du bureau d’Alvarez et entendait ses ordres. Il en a d’ailleurs profité pour lui faire une bonne blague de son cru : ses subordonnés, qui essayaient ces numéros en permutant les chiffres, se retrouvaient immanquablement dirigés sur la résidence privée du Gardien. Résultat : Alvarez a été convoqué chez le Gardien où il s’est fait passer un savon.

Nous ne pouvions gronder Mike, mais nous l’avons averti que s’il continuait, n’importe quelle personne un tant soit peu intelligente finirait par comprendre que quelqu’un s’amusait à jouer des tours avec l’ordinateur. Mike nous a répondu qu’ils n’étaient pas assez intelligents.

Principal résultat des efforts d’Alvarez : chaque fois qu’il obtenait un des numéros d’Adam, nous localisions un nouvel espion – ceux que nous avions détectés auparavant n’ayant jamais reçu de numéro de téléphone ; au lieu de cela, nous les recrutions tous dans un réseau en circuit fermé où ils avaient beau jeu de s’espionner les uns les autres. Avec l’aide d’Alvarez, nous repérions presque immédiatement les petits nouveaux. Je crois qu’il a fini par se montrer très mécontent des espions qu’il parvenait à engager : deux ont disparu et notre mouvement, qui comptait alors plus de six mille membres, a été bien incapable de les retrouver. Éliminés, je pense, ou morts au cours d’interrogatoires.

Selene Associés n’était pas la seule société factice que nous avions montée. LuNoHoCo se révélait bien plus importante – pareillement truquée, mais pas du tout factice. Son siège social se trouvait à Hong-Kong, avec des succursales à Novy Leningrad et à Luna City, et elle employait plusieurs centaines de personnes dont la plupart n’appartenaient pas au Parti. De loin notre opération la plus difficile…

Le maître plan de Mike comprenait un certain nombre de problèmes à résoudre. D’abord, celui du financement. Ensuite, celui de protéger la catapulte d’attaques spatiales.

Prof, qui avait imaginé de dévaliser des banques pour résoudre le premier problème, a eu de la peine à abandonner son idée. Finalement, nous avons arnaqué des banques, des sociétés… et l’Autorité elle-même. C’est Mike qui y a pensé ; lui et Prof ont mis le projet au point. Au début, Mike ne comprenait pas très bien pourquoi nous avions besoin d’argent. Il en connaissait aussi peu sur le nerf de l’industrie humaine que sur le sexe. Il disposait de millions de dollars et ne voyait aucun inconvénient à nous en faire profiter. Il a commencé par nous proposer d’émettre un chèque de l’Autorité du montant que nous désirions.

Prof en a eu un frisson d’horreur. Il a alors expliqué à Mike le risque qu’il y aurait à encaisser un chèque de, mettons, NG$ 10 000 000 sur l’Autorité.

C’est pourquoi ils ont entrepris de le faire, mais par à-coups, sous de nombreux noms et à des endroits différents partout sur Luna. Toutes les banques, sociétés, boutiques, agences – y compris l’Autorité – pour lesquelles Mike tenait la comptabilité ont été rançonnées pour financer le Parti. Cette escroquerie pyramidale, que j’ignorais mais que Prof connaissait et qui était latente dans l’immense savoir de Mike, se fondait sur le principe que tout n’est qu’une question de comptabilité.

Exemple, multiplié par des centaines de variantes différentes : on demande à mon fils familial Sergei, dix-huit ans et membre du Parti, d’ouvrir un compte à la Mutuelle du Commonwealth. Il fait un dépôt et opère des retraits. À chaque fois, de petites erreurs sont commises ; il est crédité d’un peu plus qu’il ne dépose et débité d’un peu moins qu’il ne retire. Quelques mois plus tard, il accepte une situation en dehors de la ville et fait transférer son compte à la Sous-Mutuelle de Tycho ; les fonds transférés ont déjà triplé la somme initialement déposée. Il en retire presque la totalité et transmet les fonds à son chef de cellule. Mike connaît le montant que devrait transmettre Sergei mais (étant donné qu’ils ignorent qu’Adam Selene et l’ordinateur-comptable de la banque sont une seule et même entité) Sergei et son chef de cellule ont tous les deux reçu l’ordre de faire un rapport à Adam sur la transaction, ce qui les force à demeurer honnêtes au sein d’une opération qui ne l’est pas.