Multipliez ce vol d’environ trois mille dollars HKL par plusieurs centaines et vous aurez une petite idée de nos finances.
Je suis bien incapable de vous décrire les tours de passe-passe par lesquels Mike arrivait à équilibrer ses comptes tout en empêchant la découverte de milliers d’infractions. N’oublions pas qu’un expert-comptable ne peut mettre en doute l’honnêteté des machines. Il fera quelques vérifications pour savoir si elles fonctionnent correctement mais il ne lui viendra jamais à l’esprit que ces essais ne prouvent rien si la machine elle-même est malhonnête. Les vols de Mike n’étaient jamais assez importants pour mettre l’économie en danger ; tout comme la perte d’un demi-litre de sang est insuffisante pour mettre la vie du donneur en danger. Je ne peux même pas comprendre qui y perdait, car l’argent se promenait dans trop d’endroits différents. J’en ressentais néanmoins une certaine gêne, ayant été élevé dans le respect de l’honnêteté – sauf à l’égard de l’Autorité. Prof prétendait que cela ne provoquait qu’une inflation limitée vu que nous remettions l’argent dans le circuit. Je me rassurais en pensant que Mike conservait toutes les pièces comptables, que tout pourrait être restitué après la révolution avec d’autant plus de facilité que nous ne serions plus saignés à blanc par l’Autorité.
J’ai donc ordonné à ma conscience d’aller se coucher. Ce n’était d’ailleurs que du pipi de chat en comparaison des escroqueries montées par les gouvernements tout au long de l’Histoire pour financer leurs innombrables guerres… Après tout, notre révolution n’était-elle pas une guerre ?
Cet argent, après être passé entre de nombreuses mains (et Mike augmentait la somme à chaque échange) constituait le plus important soutien financier de la LuNoHoCo. Celle-ci était une société mixte, en partie mutuelle et en partie société anonyme ; des « gentilshommes de fortune » nous servaient de garants pour porter à nos propres noms l’argent volé. Ils auraient été bien incapables de discuter la comptabilité de la société : Mike s’occupait de tout, imperméable à la moindre tentation d’honnêteté.
Ainsi, ses actions se trouvaient cotées à la bourse de Hong-Kong Lunaire, mais aussi à Zurich, à Londres et à New York. Le Wall Street Journal en parlait comme d’« un investissement attrayant, joignant de gros risques à de gros potentiels de gains, aux perspectives toujours grandissantes ».
LuNoHoCo était une société d’étude et d’exploitation engagée dans de nombreux investissements, la plupart légitimes. Son but principal restait pourtant de construire, discrètement, une seconde catapulte.
L’opération ne pouvait être tenue secrète. On ne peut acheter ni bâtir ainsi une centrale thermonucléaire sans se faire remarquer. (Nous avions écarté l’énergie solaire pour des raisons évidentes.) Nous avons commandé les pièces détachées à Pittsburg, du matériel standard de l’Univ-Calif, et cela ne nous dérangeait pas de payer au prix fort pour obtenir la meilleure qualité. De toute façon, on ne peut pas bâtir un stator avec un champ d’induction de plusieurs kilomètres de long sans éveiller l’attention. Et impossible d’ouvrir d’imposants chantiers exigeant l’embauche de nombreux travailleurs sans que cela se voie. Oui, je sais, les catapultes sont surtout composées de vide ; les anneaux de stator ne sont même pas à proximité les uns des autres du côté éjection. La catapulte 30 G de l’Autorité mesurait déjà presque cent kilomètres de long et constituait un point de repère pour la navigation dans l’espace, apparaissant sur toutes les cartes lunaires ; en fait, elle était si grande qu’on pouvait la voir de Terra, à l’aide de télescopes de moyenne puissance. Elle se révélait de très belle façon sur un écran radar.
Nous, nous construisions une catapulte plus petite, d’une puissance de 10 G, mais cela représentait quand même une longueur de trente kilomètres, trop grande pour passer inaperçue.
Nous avons donc dû adopter la technique de la « lettre volée ».
Je me demandais souvent pour quelle raison Mike lisait des romans et ce qu’il pouvait en retirer. Je me suis aperçu qu’en fait il parvenait à beaucoup mieux comprendre la vie humaine grâce à ces histoires plutôt qu’aux faits réels ; la fiction lui donnait une Gestalt, des modèles de vie considérés comme vraisemblables par des êtres humains. Outre cet effet « humanisant » qui venait se substituer à l’expérience, Mike trouvait aussi des idées dans les « données non vraies », ainsi qu’il appelait les ouvrages de fiction. Le moyen de dissimuler la catapulte, il l’a trouvé chez Edgar Allan Poe.
Car nous l’avons cachée… au sens littéral. Cette catapulte devait être souterraine, de manière à ne pouvoir se voir ni à l’œil nu ni au radar. Mais il fallait aussi qu’elle demeure cachée dans un sens plus subtil ; sa situation sélénographique devait rester secrète.
Comment faire, avec un monstre de cette taille construit par une telle quantité de travailleurs ? Raisonnons ainsi : supposons que vous habitiez Novylen. Savez-vous où se trouve Luna City ? Naturellement : à la frontière orientale de la Mare Crisium, tout le monde le sait. Oui ? À quelle latitude, à quelle longitude ? Euh… Vous n’avez qu’à regarder un atlas. Ah bon ? Si vous ne le savez pas mieux que ça, comment avez-vous donc pu vous y rendre la semaine dernière ? Dites pas de bêtises, mon vieux : j’ai pris le métro, j’ai changé à Torricelli et j’ai dormi pendant le reste du trajet ; c’était à la capsule de trouver son point d’arrivée, pas à moi.
Vous comprenez ? Vous ne savez pas réellement où se trouve Luna City ; vous vous contentez de descendre de la capsule quand elle arrive à la station Sud.
C’est comme cela que nous avons fait avec la catapulte.
Elle se situe dans la zone de la Mare Undarum, « tout le monde sait cela ». Pourtant, la différence entre l’endroit où elle se trouve vraiment et le lieu où nous avons dit qu’elle était représente une bonne centaine de kilomètres – en direction du nord, du sud, de l’est ou de l’ouest, ou dans une direction intermédiaire.
Aujourd’hui, si vous cherchez son emplacement dans un atlas, vous trouverez la même fausse réponse. La situation de cette catapulte demeure le secret le mieux gardé sur toute la surface de Luna.
On ne peut la voir de l’espace, ni à l’œil nu ni au radar. Elle est entièrement souterraine, sauf l’éjection qui ressemble à un gros trou noir sans forme comme il en existe dix mille autres, au sommet d’une montagne aride, hostile, sans la moindre place pour poser un module lunaire.
Et pourtant, de nombreuses personnes y sont allées, pendant et après la construction. Même le Gardien est venu la visiter : c’est mon co-mari Greg qui la lui a montrée. Le Gardien était arrivé par fusée-courrier réquisitionnée pour la journée ; on avait donné à son cyborg les coordonnées et au radar de radionavigation un point qui, en fait, ne se trouvait pas si éloigné de l’endroit réel. À partir de là, il s’est retrouvé contraint de voyager en jeep montée sur chenilles pneumatiques – il faut avouer que nos camions n’avaient rien à voir avec les vieux autobus pour voyageurs qui reliaient, dans le temps, Endsville à Beluthihatchie ; c’étaient de gros véhicules de transport de matériel, sans fenêtres pour admirer le paysage, qui suivaient un parcours tellement accidenté, tellement brutal, que les cargaisons humaines devaient rester attachées. Le Gardien a voulu faire le trajet dans la cabine de pilotage mais, désolé, gospodin ! il n’y avait de place que pour le conducteur et son assistant, et ils n’étaient pas trop de deux pour manier l’engin.