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C’est ainsi que nous avons adopté Hazel. J’ai cru comprendre qu’aujourd’hui, l’adoption d’un enfant requiert quantité de formalités ; à cette époque, c’était aussi facile que s’il s’était agi d’un petit chat.

Il y a encore eu des difficultés quand Mamie a voulu mettre Hazel à l’école ; cela ne cadrait ni avec ce que Sidris avait en tête ni avec ce que l’on avait laissé espérer à Hazel – elle s’attendait à devenir une camarade, un membre du Parti. J’ai encore dû m’interposer et Mamie a partiellement cédé. Nous avons placé Hazel dans une école à temps partiel proche de la boutique de Sidris, c’est-à-dire tout près du sas n°13, accolé au salon de beauté (Sidris avait là une belle affaire : le magasin se trouvait assez près de notre eau pour en profiter sans restriction, par le biais d’une conduite de vidange qui la renvoyait pour épuration). Hazel étudiait le matin et aidait l’après-midi, rangeait les peignoirs, passait les serviettes, rinçait les cheveux, apprenait le métier, et faisait par ailleurs tout ce que Sidris lui demandait. En l’occurrence, diriger les Irréguliers de Baker Street.

Tout au long de sa courte vie, Hazel s’était occupée de très jeunes enfants. Ils l’adoraient, elle pouvait obtenir d’eux n’importe quoi : elle comprenait ce qu’ils disaient lorsque les adultes, eux, n’entendaient que babillages. Elle constituait l’intermédiaire idéale entre le Parti et ses plus jeunes auxiliaires. Elle savait transformer en jeu les tâches les plus ennuyeuses que nous leur confiions, persuadait les enfants de jouer selon les règles qu’elle leur donnait et, surtout, ne les traitait jamais comme une adulte, mais avec tout le sérieux des enfants, ce qui est bien différent.

Un exemple : supposons qu’un petit, trop jeune pour savoir lire, soit pris en possession d’un stock de littérature subversive, ce qui arrivait trop souvent à notre goût. Voici comment cela se passait, après qu’Hazel eut endoctriné le gosse :

L’ADULTE : Où as-tu trouvé cela, bébé ?

L’IRRÉGULIER DE BAKER STREET : Je ne suis pas un bébé, je suis un grand garçon !

L’ADULTE : D’accord, mon garçon, où as-tu trouvé cela ?

L’I.B.S : C’est Jackie qui me l’a donné.

L’ADULTE : Qui est Jackie ?

L’I.B.S : Jackie.

L’ADULTE : Mais quel est son nom de famille ?

L’I.B.S. : De qui ?

L’ADULTE : De Jackie.

L’I.B.S (dédaigneux) : Jackie ? C’est une fille.

L’ADULTE : Bien, mais où habite-t-elle ?

L’I.B.S. : Qui ?

Et cela pouvait continuer longtemps… À toutes les questions, la réponse type restait du même genre : « Jackie me l’a donné. » Or, comme Jackie n’existait pas, il (ou elle) n’avait ni nom de famille, ni adresse ni sexe déterminé. Ces enfants jubilaient de faire tourner les adultes en bourrique dès qu’ils ont compris combien c’était facile.

Au pire, on leur confisquait les brochures. Même une escouade de dragons de la Paix y regardait à deux fois avant d’essayer « d’arrêter » un petit enfant. Nous commencions en effet à avoir des dragons à l’intérieur de Luna City. Ils se déplaçaient toujours en patrouille : ceux qui s’y étaient essayés seuls avaient tout bonnement disparu.

* * *

Quand Mike a commencé à écrire de la poésie, je n’ai pas su si je devais rire ou pleurer. Il voulait la faire publier ! Pensez donc à quel point l’humanité avait pu corrompre cette innocente machine pour qu’elle veuille ainsi voir son nom imprimé !

— Mike, nom de Bog ! Tes circuits déraillent ? À moins que tu ne penses nous abandonner ?

Avant que Mike n’ait eu le temps de se mettre à bouder. Prof m’a repris :

— Suffit, Manuel ! Cela m’ouvre des perspectives. Mike, est-ce que cela te gênerait de prendre un pseudonyme ?

Et c’est ainsi qu’est né « Simon Jester ». Mike a trouvé ce nom au hasard, semble-t-il. Pour ses vers plus sérieux, par contre, il utilisait son nom de Parti, Adam Selene.

Les vers de « Simon », burlesques, orduriers, subversifs, allaient de la taquinerie envers les grosses légumes jusqu’à de violentes diatribes contre l’Autorité, le Gardien, les dragons de la Paix et les flics. On les trouvait sur les parois des toilettes, sur des bouts de papier abandonnés dans les capsules du métro ou dans les bars. Où qu’ils fussent, ils étaient toujours signés « Simon Jester », la signature surmontée d’un dessin enfantin représentant un petit démon cornu avec un grand sourire et une queue fourchue. Quelquefois il piquait les fesses d’un gros bonhomme avec son trident. Ou alors on ne voyait que son visage, un grand sourire surmonté d’une paire de cornes, qui très rapidement ont signifié « Simon est passé par là ! ».

Simon a fait son apparition sur toute l’étendue de Luna le même jour et, à partir de ce moment, n’a jamais disparu. Très rapidement, des volontaires sont venus à son aide ; ses vers et ses petits dessins étaient si faciles à dessiner que n’importe qui pouvait les reproduire et l’on en voyait dans beaucoup plus d’endroits que prévu. Cette diffusion ne pouvait provenir que de sympathisants itinérants. Quand les vers et les caricatures ont aussi fait leur apparition à l’intérieur du Complexe, nous savions qu’il ne pouvait s’agir de notre œuvre, car nous n’avions jamais recruté de membres du Service civique. C’est ainsi que trois jours après la première publication d’un poème burlesque très grossier – qui laissait supposer que l’obésité du Gardien résultait de ses mœurs dissolues –, le texte s’est retrouvé diffusé partout, reproduit sur des autocollants, avec un dessin fort amélioré où la grasse victime de la fourche de Simon était parfaitement reconnaissable. Nous n’avions ni acheté ni fait imprimer ces papillons. Mais ils ont fait leur apparition dans L City, dans Novylen et dans Hong-Kong ; on en avait collé presque partout, dans les cabines téléphoniques, sur les poteaux des corridors, sur les portes des sas pressurisés, sur les rampes d’accès et autres. J’ai fait effectuer un comptage et l’ai transmis à Mike qui m’a informé que, dans la seule ville de Luna City, on avait collé plus de soixante-dix mille de ces adhésifs.

Je ne connaissais pas une seule imprimerie dans tout L City qui aurait pris le risque de faire un tel travail, ni même qui fût équipée pour cela. Je commençais à me demander s’il n’existait pas une autre cabale révolutionnaire… Les vers de Simon remportaient un tel succès qu’on les aurait crus issus d’un poltergeist auquel ni le Gardien ni le chef de la Sécurité ne pouvaient échapper. « Cher Morti la Peste » disait une lettre, « fais bien attention s’il te plaît, de minuit jusqu’à 4 heures demain matin. Baisers affectueux, Simon », suivi d’une paire de cornes et d’un large sourire. Par le même courrier, Alvarez avait reçu lui aussi une lettre qui lui déclarait : « Grande face de crapaud, si le Gardien se casse une jambe demain, ce sera par ta faute. Fidèlement, ta conscience, Simon » avec, une fois encore, les cornes et le sourire.

Nous n’avions rien préparé du tout ; nous nous sommes contentés d’attendre que Morti la Peste et Alvarez ainsi que les gardes du corps en perdent le sommeil, ce qui n’a pas tardé à se produire. Mike s’est contenté d’appeler le Gardien sur sa ligne privée, à plusieurs reprises, entre minuit et 4 heures du matin ; son numéro ne figurait pas à l’annuaire et n’était, en principe, connu que de son état-major. Mike a aussi appelé en parallèle plusieurs membres de l’état-major et les a mis en communication avec le Gardien, ce qui a d’abord eu pour résultat de créer une belle confusion, puis de mettre le Gardien en rage contre ses assistants – il a catégoriquement refusé leurs excuses.