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Véritable aubaine : le Gardien, fulminant, est réellement tombé clans l’escalier en voulant le descendre en courant ; seul un nouveau débarqué s’y essaye – une seule et unique fois. Il a fait un vol plané et s’est payé une belle entorse à la cheville – un résultat guère éloigné d’une fracture, soit dit en passant. Nous avons surtout eu la chance qu’Alvarez ait été présent lors de l’accident.

C’est ainsi que nous leur avons fait perdre le sommeil. Comme ce bruit que nous avons répandu selon lequel la catapulte de l’Autorité avait été minée et allait sauter pendant la nuit. Quatre-vingt-dix hommes plus dix-huit ne peuvent fouiller une centaine de kilomètres de catapulte en quelques heures, surtout pas quand il s’agit de dragons de la Paix détestant travailler avec des combinaisons pressurisées dont ils n’ont pas l’habitude. Cette fouille en question s’est passée lors de la nouvelle Terre, alors que le Soleil était haut ; restés à l’extérieur beaucoup trop longtemps, ils ont donc réussi à mijoter leurs propres accidents, tout en mijotant eux-mêmes. Il s’est produit ce qui a ressemblé le plus, dans toute l’histoire du régiment, à une mutinerie. D’ailleurs, l’un des accidents a été fatal à un sergent – tombé, ou bien poussé, nous ne l’avons jamais su.

Les alertes nocturnes rendaient de plus en plus irritables les dragons de la Paix qui surveillaient les passeports, ce qui provoquait toujours davantage de heurts avec les Lunatiques et, naturellement, accentuait la mésentente. Et sans cesse, Simon augmentait la pression.

Les vers d’Adam Selene relevaient du niveau supérieur. Mike les soumettait à Prof et acceptait sans se vexer son jugement littéraire (un jugement valable, selon moi). Les rimes et le rythme de Mike sonnaient parfaitement juste, car il possédait en mémoire la totalité de la langue anglaise ; en quelques microsecondes, il pouvait trouver le mot convenable. Sa seule faiblesse se situait dans son inaptitude à l’autocritique. Mais sous la ferme tutelle de Prof, il a fait de rapides progrès.

La signature d’Adam Selene est apparue pour la première fois dans les très respectées pages de La Lune rouge, au bas d’un sombre poème intitulé « Chez nous ». Il s’agissait des dernières pensées d’un vieux déporté qui, au moment de mourir, s’apercevait que Luna était son véritable foyer. La langue était pure, le rythme bien marqué et la conclusion constituait le seul point discrètement subversif, car le mourant déclarait que même ses nombreux Gardiens n’avaient pas été un prix trop lourd à payer.

Je doute que le rédacteur en chef de La Lune rouge y ait regardé à deux fois. Il trouvait ça bon, il l’a publié.

Alvarez a mis les bureaux du journal sens dessus dessous pour essayer de trouver une piste pouvant le mener à Adam Selene. Le numéro du journal était resté en vente un demi-mois lunaire avant qu’Alvarez le remarque ou que quelqu’un attire son attention sur ces lignes subversives ; nous nous faisions du mauvais sang, nous voulions vraiment que cette signature soit remarquée. L’agitation d’Alvarez lorsqu’il l’a enfin découverte a d’autant plus récompensé notre attente fébrile…

Les directeurs du journal se sont montrés incapables d’aider notre flic en chef. Ils lui ont dit la vérité : que le poème leur était parvenu par la poste. Avaient-ils conservé la lettre d’envoi ? Oui, certainement… désolés, pas l’enveloppe. Alvarez n’a quitté les lieux que bien plus tard, escorté de quatre dragons qu’il avait fait venir pour le protéger.

J’espère qu’il s’est bien amusé en examinant la feuille de papier. C’était un exemplaire du papier à lettres commercial d’Adam Selene :

SELENE ASSOCIÉS

LUNA CITY

INVESTISSEMENTS

BUREAU DU PRÉSIDENT

LE VIEUX DÔME

Et sous cet en-tête était dactylographié : « Chez nous », poème d’Adam Selene, etc.

Toutes les empreintes digitales qu’ils ont pu y relever avaient été déposées après son envoi ; quant au poème, on l’avait tapé sur une Underwood Electrostator de bureau, la référence la plus courante sur Luna – pas tant que cela, au demeurant, vu qu’il s’agissait d’un modèle importé ; un laboratoire scientifique aurait pu identifier la machine. Et il l’aurait retrouvée dans les bureaux de l’Autorité Lunaire de Luna City. Il serait plus juste de parler des machines, car nous en avions trouvé six exemplaires dans le bureau et les avions utilisées à tour de rôle, cinq mots avec l’une puis cinq avec une autre. Cela nous avait coûté beaucoup de sommeil, et Wyoh et moi-même avons pris de gros risques, même avec Mike montant la garde à chaque poste de téléphone, prêt à nous avertir à la moindre alerte. Nous n’avons jamais recommencé.

Alvarez n’était pas un détective scientifique.

11

Début 76, j’ai eu beaucoup à faire. Je ne pouvais me permettre de négliger ma clientèle. Le travail que m’imposait le Parti me prenait de plus en plus de temps, alors même que je déléguais autant que possible mes pouvoirs. Mais il fallait sans cesse prendre des décisions, faire passer les messages de haut en bas de la filière, et inversement. Je devais en outre suivre des heures et des heures d’exercices pénibles, à porter des poids, n’ayant pu me débrouiller pour obtenir l’autorisation d’utiliser la centrifugeuse du Complexe – celle dont disposaient les savants vers de Terre pour augmenter la durée de leur séjour sur Luna. Il m’était déjà arrivé de l’utiliser mais je ne pouvais pas, cette fois, laisser seulement supposer que j’avais l’intention de me rendre sur Terra.

L’entraînement sans centrifugeuse n’était guère efficace et d’autant plus fastidieux que je ne savais même pas si j’allais en fin de compte en avoir besoin. Pourtant, d’après les prévisions de Mike, il y avait trente chances sur cent pour que les événements exigent qu’un Lunatique habilité à parler au nom du Parti ait à se rendre sur Terra.

N’ayant pas l’éducation voulue et ma diplomatie laissant à désirer, je ne me voyais pas du tout dans la peau d’un ambassadeur. Parmi les candidats potentiels, le choix le plus évident désignait Prof. Mais il était vieux et l’on ne pouvait garantir qu’il supporterait le choc d’un atterrissage. Mike nous avait dit qu’un homme de l’âge et de la carrure de Prof avait moins de quarante chances sur cent d’atteindre Terra vivant.

Et pourtant, Prof s’astreignait joyeusement à son entraînement épuisant pour accroître au maximum ses maigres chances, ce qui m’obligeait à supporter de lourdes charges pour être en mesure de le remplacer si son vieux cœur devait s’arrêter de battre. Wyoh en faisait autant, dans l’éventualité où quelque événement imprévu m’empêcherait de partir. Elle le faisait surtout pour partager mes souffrances : Wyoh remplaçait toujours la logique par la gentillesse.

Outre mon travail, le Parti et mon entraînement, il y avait la ferme. Nous avions perdu trois fils qui s’étaient mariés mais nous nous étions enrichis de deux beaux garçons. Frank et Ali. Et puis Greg est parti travailler pour la LuNoHoCo comme foreur en chef pour la nouvelle catapulte.

On ne pouvait se passer de lui là-bas. Il faut beaucoup d’expérience pour engager une équipe de construction. Nous pouvions prendre des travailleurs n’appartenant pas au Parti pour la plus grande partie du chantier, mais nous devions mettre aux postes clés des partisans aussi compétents d’un point de vue technique que politiquement sûrs. Greg n’avait pas envie de partir ; la ferme avait besoin de lui et il n’aimait pas quitter sa congrégation. Il a malgré tout fini par accepter.