Ses discours n’avaient guère été suivis d’effets. On avait bien fait circuler quelques pétitions, les gardes du corps du Gardien avaient commencé à porter un nouveau type de pistolet, et voilà tout. Au bout d’un certain temps, il avait cessé d’apparaître à la vidéo.
Seule la curiosité de Mike me poussait à me rendre à cette réunion. Après avoir vérifié ma combinaison pressurisée et tout mon barda, à la station de métro du sas Ouest, j’ai pris un magnétophone et l’ai mis dans ma bourse de ceinture afin que Mike puisse avoir un rapport complet, même si je m’endormais.
J’ai presque failli ne pas y aller du tout. J’étais remonté du niveau 7-A et franchissais une porte latérale quand un stilyagi m’a arrêté : blouson rembourré, culotte à braguette et leggins, torse brillant parsemé de poussière stellaire. Non que je me préoccupe de la manière dont les gens s’habillent : je portais moi-même un collant (non rembourré), et il m’arrive parfois, pour des réceptions, de m’huiler le haut du corps.
Mais je n’utilise pas de cosmétique et ma tignasse est trop fine pour tenir en place. Ce garçon avait les cheveux rasés sur les côtés, la mèche centrale relevée en crête de coq ; sur le tout, il avait mis un bonnet rouge rabattu par-devant.
Un bonnet phrygien, le premier que je voyais de ma vie. J’ai commencé à jouer des coudes pour entrer ; un bras devant moi, il s’est mis sur mon chemin.
— Ton billet !
— Désolé, ai-je dit. Je ne savais pas. Où puis-je en acheter un ?
— Impossible.
— Répète. J’ai mal compris !
— Personne n’entre sans invitation, a-t-il grogné. Qui es-tu ?
— Moi, ai-je répondu doucement, je suis Manuel Garcia O’Kelly, et tous les vieux camarades me connaissent. Et toi, qui es-tu ?
— T’occupe ! Montre-moi un billet avec le bon numéro ou tire-toi !
Je me suis alors posé quelques questions sur son espérance de vie. Les touristes parlent souvent de la politesse dont tout le monde fait preuve sur Luna… non sans des remarques, in petto, sur les exprisonniers que l’on n’imagine pas aussi civilisés. Étant allé sur la Terre, ayant vu la manière dont ils se conduisent là-bas, je comprends ce qu’ils veulent dire. Il est pourtant inutile de leur expliquer que nous sommes ainsi parce que les mauvais acteurs ne vivent pas très longtemps sur Luna.
Je n’avais cependant pas l’intention de me battre, même si ce type se conduisait comme un nouveau débarqué ; je me suis seulement demandé à quoi ressemblerait sa figure si je lui flanquais mon bras numéro sept en travers de la bouche.
Je n’ai fait qu’y penser… J’étais sur le point de lui répondre poliment quand j’ai vu Mkrum le Nabot à l’intérieur de la salle. Le Nabot est un grand noir de 2 mètres de haut, envoyé sur le Roc à la suite d’un meurtre ; le type le plus doux, le plus serviable avec lequel j’ai jamais travaillé : je lui apprenais à forer au laser avant que je ne me réduise le bras en cendres.
— Le Nabot !
Il m’a entendu et a souri de toutes ses dents, larges comme des touches de piano.
— Hello ! Mannie ! (Il s’est avancé vers nous.) Content que tu sois venu !
— C’est pas encore fait, ai-je dit. Il y a un blocage sur la ligne.
— Il n’a pas de billet, a rétorqué le portier.
Le Nabot a plongé la main dans sa bourse et m’en a mis un dans la main.
— Maintenant, si. Viens, Mannie.
— Montre-moi la marque, insista le portier.
— C’est ma marque à moi, a doucement dit le Nabot. D’accord, tovaritch ?
Personne ne discutait avec le Nabot… je ne comprends pas comment il avait pu se débrouiller pour commettre un meurtre. Nous nous sommes dirigés vers la première rangée de fauteuils réservée aux grosses légumes.
— Je vais te faire rencontrer une gentille petite fille, m’a dit le Nabot.
Elle n’était « petite » que pour le Nabot. Moi-même, je suis plutôt grand. 1 mètre 75, mais elle mesurait davantage, 1 mètre 80 comme j’allais l’apprendre plus tard, pour un poids de 70 kg. Tout en courbes et aussi blonde que le Nabot était noir. J’ai pensé qu’elle devait avoir été déportée elle aussi, car le teint ne reste pas souvent aussi clair après la première génération. Un visage agréable, vraiment joli, avec une cascade de boucles blondes qui éclairait ses traits longs, clairs et aimables.
Je me suis arrêté à trois pas pour pouvoir la regarder de haut en bas et j’ai laissé échapper un sifflement. Elle a tenu la pose, puis s’est inclinée pour me remercier, avec un peu de sécheresse… sûrement lassée des compliments. Une fois ces formalités terminées, le Nabot a procédé aux présentations :
— Wyoh, voici le camarade Mannie, le meilleur foreur de tunnels que je connaisse. Mannie, cette petite fille se nomme Wyoming Knott et elle a fait tout le chemin depuis Platon pour nous ramener des nouvelles de Hong-Kong. N’est-ce pas gentil de sa part ?
Elle m’a serré la main.
— Appelez-moi Wye, Mannie, mais ne dites surtout pas Why not[1] !
J’avais failli le faire, mais je me suis arrêté à temps.
— Très bien, Wye.
Elle a continué, tout en regardant mon crâne nu :
— Ainsi, vous êtes mineur. Nabot, où est son bonnet ? Je croyais qu’ici les mineurs étaient organisés…
Elle et le Nabot portaient tous les deux les mêmes petits bonnets rouges que celui du portier… et que, peut-être, un tiers de l’assistance.
— Je ne le suis plus depuis que j’ai perdu cette aile, ai-je expliqué.
Et j’ai levé le bras gauche, pour lui permettre de voir le joint de la prothèse avec la chair (je n’hésite jamais à attirer dessus l’attention des femmes ; cela en fait fuir certaines mais, chez d’autres, ça éveille des sentiments maternels ; l’un compense l’autre).
— Maintenant, je suis dans l’informatique.
— Tu mouchardes pour l’Autorité ? a-t-elle dit brutalement.
Même aujourd’hui, alors qu’il y a presque autant de femmes que d’hommes sur Luna, je suis encore trop vieux jeu pour me montrer grossier envers l’une d’elles, quelle qu’en soit la raison… elles ont tout ce qui nous manque à nous, les hommes. Elle m’avait pourtant touché au point sensible, et je lui ai répondu d’un ton assez sec :
— Je ne suis pas l’employé du Gardien ; je travaille avec l’Autorité, mais comme entrepreneur privé.
— C’est parfait, alors, m’a-t-elle répondu avec plus de chaleur dans la voix. Tout le monde fait des affaires avec l’Autorité, on ne peut l’éviter… et c’est bien ça le problème. Voilà ce que nous allons changer.
Nous allons le changer ? Comment ? ai-je pensé. Tout le monde fait des affaires avec l’Autorité, pour la même raison qu’on doit tous compter avec la Loi de la Pesanteur. Faut-il aussi changer cela ? Mais j’ai gardé ces pensées pour moi car je n’avais pas envie de me disputer avec une dame.
— Mannie est parfait, a dit aimablement le Nabot. Franc comme l’or, je le garantis. Et voici un bonnet pour lui, a-t-il ajouté en mettant la main dans sa bourse.
Il me l’a mis sur la tête. Wyoming Knott le lui a pris.
— Est-ce que tu acceptes de lui servir de parrain ?
— Je l’ai dit.
— D’accord. Et voici comment nous faisons à Hong-Kong.
Wyoming s’est placée devant moi, m’a enfoncé le bonnet sur la tête et… m’a embrassé longuement sur la bouche.
Elle a pris son temps. Se faire embrasser par Wyoming Knott est bien plus impressionnant que de vous marier avec la plupart des femmes. Si j’avais été Mike, tous mes voyants se seraient mis à clignoter en même temps. J’avais l’impression d’être un cyborg dont on aurait enclenché le centre du plaisir.
1
Jeu de mots intraduisible avec son surnom «Wye» Knott, abréviation courante pour Wyoming,