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— Une philosophie intéressante.

— Ce n’est pas de la philosophie, juste la réalité. D’une manière ou d’une autre, vous devez toujours payer ce que vous obtenez. (J’ai fait un geste de la main.) Lors d’un de mes voyages sur Terra, j’ai entendu l’expression : « libre comme l’air[5] ». Or, l’air n’est pas gratuit, on paye chaque bouffée que l’on respire.

— Vraiment ? Personne ne m’a jamais demandé de payer pour respirer. (Il a souri.) Peut-être devrais-je m’arrêter ?

— Cela peut vous arriver : ce soir, vous avez failli respirer le vide. Mais personne ne vous le demande parce que vous avez déjà payé : ça faisait partie du prix de votre billet. Moi, je paie tous les trois mois. (J’ai commencé à lui expliquer les procédures d’achat et de vente de l’air à la coopérative communautaire, avant de me dire que c’était trop compliqué.) En fin de compte, nous payons tous les deux.

La Joie souriait, l’air songeur.

— Oui, j’en comprends la nécessité économique. C’est simplement nouveau pour moi. Dites-moi, Mannie – à propos, appelez-moi Stu – risquais-je réellement d’aller « respirer le vide » ?

— J’aurais dû vous condamner plus lourdement.

— Pardon ?

— Vous n’êtes pas encore convaincu. J’ai pris à ces gosses tout ce qu’ils pouvaient réunir, je les ai condamnés pour les obliger à réfléchir. Je ne pouvais pas vous obliger à payer plus qu’eux. Peut-être aurais-je dû : vous croyez encore à une plaisanterie.

— Je vous jure, monsieur, qu’il n’en est rien. Seulement, je n’arrive pas à comprendre pourquoi vos lois locales permettent d’envoyer un homme à la mort avec tant… d’indifférence, pour une faute tellement bénigne.

J’ai poussé un soupir. Comment s’y prendre pour expliquer quelque chose à quelqu’un dont toutes les paroles vous démontrent qu’il ne comprend rien de rien au problème, qu’il est imbu de préjugés par rapport à ses actes et qu’il ne se rend même pas compte de ce qu’il a fait ?

— Stu, chaque chose en son temps. Il n’est inscrit dans aucune « loi locale » que vous deviez être « envoyé à la mort ». Et votre faute n’était pas « bénigne ». J’ai seulement tenu compte de votre ignorance. Rien n’a été fait à la légère, sans quoi ces garçons vous auraient traîné jusqu’au sas le plus proche, vous y auraient enfermé et l’auraient décompressé. Non, au contraire, nous avons tout fait selon les règles – les bons petits ! ils ont eux-mêmes payé pour vous conduire devant un tribunal. Et ils n’ont même pas grogné au moment du verdict, alors qu’il n’allait pas franchement dans leur sens. Y a-t-il encore quelque chose que vous ne compreniez pas ?

Quand il s’est mis à sourire, j’ai vu qu’il avait des fossettes identiques à celles de Prof ; une raison supplémentaire de le trouver sympathique.

— J’ai bien peur de ne rien y comprendre du tout. J’ai l’impression d’être passé de l’autre côté du miroir, comme Alice !

Je m’y étais attendu. Étant déjà allé sur Terra, je comprends peu ou prou comment fonctionnent leurs esprits. Un ver de Terre s’attend à trouver une loi écrite noir sur blanc pour chaque cas de figure. Ils ont même des lois pour des choses aussi privées que les contrats. Non mais vous rendez-vous compte ? Si la parole d’un homme n’a aucune valeur, qui voudrait faire un marché avec lui ? À quoi sert donc la réputation ?

— Nous n’avons pas de lois. Jamais on ne nous a permis d’en avoir. Nous avons des usages, qui ne sont pas écrits et que rien ne fait respecter. Disons plutôt qu’ils se font respecter eux-mêmes, simplement à cause des conditions de vie locales. On pourrait dire qu’il s’agit de lois naturelles ; ils reflètent la manière dont les gens doivent se comporter pour rester en vie. Quand vous avez porté la main sur Tish, vous violiez une loi naturelle… et vous avez failli aller respirer le vide.

Il clignait des yeux, pensif.

— Voudriez-vous m’expliquer quelle loi naturelle j’ai violée ? J’aimerais bien comprendre… sinon, je ferais mieux de retourner à mon vaisseau pour ne plus le quitter jusqu’au décollage. Pour rester en vie.

— D’accord. C’est si simple qu’une fois que vous aurez compris, vous ne courrez plus aucun danger à cause de ça. Nous sommes ici deux millions d’hommes pour moins d’un million de femmes. C’est un fait, aussi concret que le roc ou le vide. Ajoutez à cela l’idée de l’Urgcnep. Quand quelque chose devient rare, son prix augmente. Les femmes sont rares, il n’y en a pas assez ; c’est le bien le plus précieux sur Luna, plus que la glace ou que l’air, car un homme sans épouse se soucie peu de rester en vie ou non. Sauf un cyborg, si vous le considérez comme un homme, ce qui n’est pas mon cas. Alors, qu’arrive-t-il ? (Et tâchez de vous rappeler que c’était encore pire quand cet usage – ou cette loi naturelle – est apparu pour la première fois au XXe siècle. La proportion était alors de dix contre une, sinon plus.) Il y a bien ce qui se passe toujours dans les prisons : des hommes se tournent vers d’autres hommes. Mais ça ne suffit pas ; le problème demeure parce que la plupart d’entre eux veulent des femmes, ils ne se contentent pas de substituts tant qu’il leur reste une chance d’obtenir ce qu’ils désirent vraiment.

« Ils se montrent tellement avides qu’ils vont jusqu’à tuer pour obtenir satisfaction. Aux dires des anciens, il y a eu assez de meurtres ici pour vous faire grincer des dents. Mais au bout d’un certain temps, les survivants ont trouvé le moyen de régler ce problème : en s’y habituant. C’est aussi automatique que la loi de la pesanteur. Ceux qui se sont adaptés à la réalité ont subsisté ; les autres sont morts. Problème résolu.

« Ce que cela veut dire, c’est qu’aujourd’hui, sur Luna, ce sont les femmes qui donnent le la… et vous êtes entouré par deux millions d’hommes qui regardent si vous dansez en mesure. Vous n’avez pas le choix, ce sont elles qui choisissent. Elles peuvent vous frapper jusqu’au sang, vous n’avez même pas le droit de lever le petit doigt. Regardez, vous avez mis votre bras autour de l’épaule de Tish, peut-être même avez-vous essayé de l’embrasser. Supposez au contraire qu’elle soit allée dans une chambre d’hôtel avec vous, que serait-il arrivé ?

— Dieu ! Ils m’auraient mis en pièces.

— Pas du tout. Ils auraient haussé les épaules et fait comme si de rien n’était. Parce que c’est à elle qu’appartient le choix. Pas à vous. Ni à eux. Seulement à elle. Il aurait certainement été dangereux de lui demander d’aller à l’hôtel, elle aurait pu s’offenser et cela aurait donné aux gamins le droit de vous bousculer. Mais… bon, considérez cette Tish. Ce n’est qu’une petite traînée un peu idiote ; si vous lui aviez laissé entrevoir tout l’argent que j’ai vu dans votre bourse, elle aurait parfaitement pu se mettre dans la tête qu’une passe avec un touriste représentait exactement ce dont elle avait besoin et elle vous aurait elle-même fait des avances. Auquel cas, tout se serait fort bien passé.

La Joie a haussé les épaules.

— À son âge ? Invraisemblable. Elle est trop jeune pour savoir ce qu’elle fait. Ç’aurait été un véritable viol.

— Mais non, voyons ! À son âge, les femmes sont mariées ou devraient l’être. Stu, il n’y a jamais de viol sur Luna. Jamais. Les hommes ne le supporteraient pas. S’il avait été question de viol, je vous assure qu’ils ne se seraient pas préoccupés d’aller chercher un juge et que tous les hommes du voisinage se seraient précipités pour leur porter assistance. Il n’y a pratiquement pas la moindre chance qu’une fille de cet âge soit vierge. Quand les filles sont petites, leurs mères les surveillent de très près, aidées en cela par tout le monde dans la ville ; ici, les enfants sont en toute sécurité. Mais quand elles atteignent l’âge d’avoir un mari, on ne s’occupe plus d’elles, et leurs mères les laissent tranquilles. Si elles veulent hanter les corridors et prendre du bon temps, rien ne les en empêche : une fois nubiles, les filles deviennent entièrement libres de leurs actes. Êtes-vous marié ?

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En anglais, free signifie aussi bien «libre» que «gratuit».