— Non. (Et il a ajouté en souriant :) Plus maintenant.
— Supposons que vous le soyez et que votre femme vous dise qu’elle veut épouser quelqu’un d’autre ; que feriez-vous ?
— C’est amusant que vous présentiez les choses ainsi, car ça m’est effectivement arrivé. Je suis allé voir mon avocat pour m’assurer qu’elle n’aurait pas de pension alimentaire.
— Pension alimentaire ! Voici une chose qui n’existe pas ici : j’ai appris ce terme sur Terra. Ici, vous diriez – du moins, un mari Lunatique pourrait dire : « Je pense que nous allons avoir besoin de plus de place, chérie. » A moins qu’il ne se contente de féliciter sa femme et son nouveau co-mari. Ou que cela le rende tellement malheureux qu’il ne puisse le supporter. Il peut alors faire ses valises et partir. Pourtant, quoi qu’il choisisse, il n’y a jamais la moindre difficulté. S’il faisait des histoires, il aurait toute l’opinion publique contre lui, ses amis, hommes comme femmes, lui tourneraient le dos. Le pauvre type serait probablement obligé de partir à Novylen, où il changerait de nom et s’arrangerait tant bien que mal pour subsister.
« Toutes nos coutumes fonctionnent de cette manière. Si vous vous trouvez à l’extérieur et que vous rencontrez un type en manque d’air, vous lui en prêtez une bouteille et vous ne lui demandez rien en échange. Pourtant, s’il ne vous paye pas une fois revenu dans un endroit pressurisé, personne ne viendra vous reprocher de l’éliminer sans passer devant le juge. Mais il paiera : l’air est aussi sacré que les femmes. Quand on fait une partie de poker avec un nouveau débarqué, on lui donne de l’argent pour acheter de l’air, pas pour de la nourriture ; si on ne veut pas crever de faim, il faut travailler. Quand vous éliminez quelqu’un autrement que par légitime défense, vous devez payer ses dettes et élever ses enfants, sinon les gens arrêtent de vous fréquenter et ne vous achètent ou ne vous vendent plus rien.
— Mannie, vous insinuez qu’ici je peux tuer quelqu’un et m’en tirer simplement en payant ?
— Oh ! pas du tout ! Mais l’élimination n’est pas à proprement parler illégale, vu que nous n’avons pas de lois, juste les règlements du Gardien – qui se moque bien de ce qu’un Lunatique peut infliger à un autre. Nous considérons la chose de cette façon : si quelqu’un est tué, soit il l’a cherché et tout le monde le sait – c’est le cas le plus ordinaire – soit alors ses amis se chargent de dégommer le coupable. D’une manière comme de l’autre, il n’y a pas de problème. Les éliminations restent rares, même les duels ne sont pas fréquents.
— Ses amis s’en chargent… Mannie, supposons que ces jeunes soient allés plus loin ? Je n’ai aucun ami ici.
— C’est bien pour cela que j’ai accepté de servir de juge. Je doute que ces gamins se seraient mutuellement excités jusque-là, mais je n’ai pas voulu courir le moindre risque. L’élimination d’un touriste aurait pu faire du tort à la réputation de notre ville.
— Cela arrive-t-il souvent ?
— Je ne me rappelle pas que cela soit jamais arrivé. Peut-être a-t-on fait passer cela pour des accidents. Les nouveaux débarqués sont sujets aux accidents – Luna est, disons, un endroit qui s’y prête. On dit ici que si un nouveau débarqué survit la première année, il vivra à jamais. D’ailleurs, personne ne lui vend de contrat d’assurance avant la fin de cette période. (J’ai regardé l’heure.) Stu, avez-vous dîné ?
— Non, j’allais vous proposer de m’accompagner à mon hôtel. La cuisine y est bonne. Il s’appelle l’Hôtel d’Orléans.
J’ai failli faire une moue de dégoût. J’y avais déjeuné, une fois…
— Pourquoi ne viendrez-vous pas plutôt à la maison faire connaissance avec ma famille ? Ils doivent être en train de manger de la soupe ou quelque chose comme ça.
— Je ne veux pas m’imposer.
— Mais non, voyons. Attendez-moi une minute pendant que je téléphone.
Mamie m’a répondu :
— Manuel ! Quelle surprise, chéri ! La capsule est arrivée depuis des heures ; je pensais que tu reviendrais demain ou même plus tard.
— Je me suis livré à une petite beuverie avec de vieux compagnons, Mimi. Si j’arrive à retrouver le chemin, je vais rentrer maintenant… accompagné.
— Entendu, chéri. Le dîner sera servi dans vingt minutes ; essaye de ne pas arriver trop en retard.
— Tu ne veux pas savoir si mon vieux compagnon est un mâle ou une femelle ?
— Te connaissant, j’imagine que c’est une femme. Laisse-moi vérifier ça par moi-même.
— Oui, tu me connais bien, Mamie. Dis aux filles de se faire belles, je ne voudrais pas que mon invitée les éclipse !
— Ne tarde pas trop, le dîner serait gâché. Au revoir, chéri. Je t’aime.
— Je t’aime, Mamie.
Au bout d’un instant, j’ai tapé « MYCROFTXXX ».
— Mike, je voudrais que tu me cherches un nom. Un nom terrien, celui d’un passager du Popov : Stuart René La Joie. Stuart avec un U et le nom de famille peut être classé soit à L, soit à J.
Je n’ai pas attendu longtemps ; Mike a trouvé Stu dans presque tous les bottins mondains : dans le Who’s Who, le Dunn & Bradstreet, l’Almanach du Gotha, dans la liste des abonnés du Times de Londres, pour ne citer que les principaux. Exilé français, royaliste, six autres noms en plus de ceux qu’il utilisait, trois diplômes universitaires, y compris une licence de droit à la Sorbonne, ascendance noble aussi bien en France qu’en Écosse, divorcé (sans enfant) de l’honorable Pamela du machin de la chose, sang bleu. Un de ces vers de Terre qui ne daignent pas adresser la parole à un Lunatique descendant de bagnard… sauf que Stu, lui, parlait à tout le monde.
Au bout de deux minutes j’ai demandé à Mike de constituer un dossier complet, sans oublier toutes ses relations.
— Mike, il se pourrait bien que ce soit notre homme.
— Peut-être, Man.
— Faut que j’y aille, au revoir.
J’étais pensif en retrouvant mon invité. Un an auparavant, au cours d’un bavardage bien arrosé dans la chambre d’hôtel, Mike nous avait promis une chance sur sept sous certaines conditions impératives. L’une d’elles était d’obtenir de l’aide en provenance de Terra elle-même.
Malgré nos « jets de rochers », Mike savait comme nous tous que la puissante Terra, avec ses onze milliards d’habitants et d’inépuisables ressources, ne pouvait être battue par trois millions de gens qui n’avaient rien, à part des tas de cailloux et un lieu élevé pour les lancer.
Mike avait établi des comparaisons avec le XVIIIe siècle, quand les colonies britanniques d’Amérique avaient fait sécession, ainsi qu’avec le XXe siècle, où de nombreuses colonies s’étaient séparées de leurs empires. Il en avait conclu que jamais une colonie n’avait obtenu son indépendance par le seul usage de la force. Non : dans tous les cas considérés, l’État impérialiste, occupé ailleurs, s’était fatigué et avait abandonné la partie sans avoir utilisé toute sa puissance.