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Pendant des mois, nous avions suffisamment accru notre propre puissance pour être en mesure d’affronter les milices du Gardien, si nous le souhaitions. Une fois notre catapulte prête (et elle allait l’être maintenant d’un moment à l’autre) nous ne serions pas désarmés. Mais nous avions besoin d’un « climat favorable » sur Terra. Et, pour cela, il nous fallait de l’aide sur place.

Prof pensait que ce ne serait pas difficile ; à tort. Ses amis terriens étaient pratiquement tous morts, et moi je n’en avais jamais eu, à part quelques professeurs. Nous avons mené une enquête dans les cellules : « Quelles grosses légumes terriennes connaissez-vous ? », et nous avons toujours eu la même réponse : « Vous plaisantez ? » Programme zéro…

Prof consultait les listes de passagers des vaisseaux dans l’espoir d’y trouver une connaissance ; il avait aussi épluché les extraits lunaires de la presse terrienne dans l’espoir d’y trouver des personnalités terriennes qu’il pourrait approcher en se recommandant de ses anciennes relations. Moi, je n’avais même pas essayé : parmi le peu de personnes que j’avais vues sur Terra, il n’y avait aucune grosse légume.

Prof n’avait pas repéré Stu sur la liste des passagers du Popov, car il ne l’avait jamais rencontré. Je ne savais pas moi-même si Stu était bien l’excentrique que sa curieuse carte de visite semblait indiquer, mais il était le seul Terrien avec qui j’avais pris un verre sur Luna ; il paraissait un type loyal et un personnage d’un certain poids, d’après le rapport de Mike.

Je l’ai donc amené à la maison pour voir ce que ma famille en penserait.

Ça a commencé sous les meilleurs auspices. Mamie lui a tendu la main en souriant. Il l’a prise, s’inclinant si bas que j’ai cru qu’il allait lui faire le baisemain… et il l’aurait fait, je crois, si je ne lui avais pas donné tant de conseils sur nos femmes. Mamie était toute chose quand elle lui a indiqué le chemin de la salle à manger.

12

En avril et en mai 2076, nous avons eu beaucoup de travail ; sans cesse nous nous acharnions à dresser les Lunatiques contre le Gardien, que nous poussions en parallèle à exercer des représailles. Malheureusement, Morti la Peste n’était pas si mauvais bougre, nous n’avions rien à lui reprocher sinon d’être le symbole de l’Autorité. Il nous fallait l’effrayer suffisamment pour qu’il fasse quelque chose, n’importe quoi. Quant aux Lunatiques de base, ils ne valaient pas mieux ; sans doute maudissaient-ils le Gardien, mais juste par tradition, et ce n’est pas de ce bois-là qu’on fait des révolutionnaires. Ils s’en fichaient pas mal, du moment qu’il y avait de la bière, des jeux, des femmes et du travail… Seuls les dragons de la Paix, qui avaient un réel talent pour se rendre insupportables, empêchaient la révolution de mourir d’anémie.

Mais même eux, il fallait les remuer. Prof disait que nous avions besoin d’une « Boston Tea Party », en allusion à un incident mythique d’une révolution antérieure ; il signifiait par là que nous devions sans cesse provoquer du chahut pour attirer l’attention.

Nous avons essayé. Mike a écrit de nouvelles versions des vieux chants révolutionnaires : la Marseillaise, l’Internationale, le Yankee Doodle, We Shall Overcome, Pie in the sky, etc., leur appliquant des paroles adaptées à Luna. Voici ce que cela donnait :

Enfants du Roc et de la Liberté, Entendez-vous ce féroce Ga-a-ardien Violer notre Liberté chérie ?

Simon Jester faisait partout courir ces chants subversifs. Quand l’un d’eux prenait, nous faisions passer son air (sans les paroles) sur les ondes. Cela plaçait le Gardien dans une posture délicate car il interdisait alors de jouer certains airs. Qu’importe : les gens pouvaient toujours les siffloter.

Mike avait étudié la voix et la forme des phrases de l’administrateur adjoint, de l’ingénieur en chef et des autres chefs de service : le Gardien recevait des appels affolés des membres de son personnel en pleine nuit. Bien sûr, ces derniers niaient énergiquement l’avoir appelé. Alvarez a donc mis son poste sur écoute pour essayer de retrouver la trace des prochains appels… une chose aisée, avec l’aide de Mike. Alvarez est remonté jusqu’au téléphone du chef des approvisionnements, pour découvrir qu’il s’agissait bel et bien de la voix de stentor de son chef.

L’appel anonyme suivant a semblé venir de chez Alvarez : ce que Morti a dit le lendemain à ce dernier et ce qu’il lui a répondu pour se défendre relève de l’absurde autant que de la psychose.

Prof a demandé à Mike d’arrêter. Il craignait qu’Alvarez perde sa place, ce que nous ne désirions pas ; il faisait trop bien son travail à notre goût. Vers cette époque, les dragons de la Paix ont été mis en alerte deux fois durant la même nuit sur ce qui avait semblé un ordre du Gardien. Leur moral est tombé à zéro et le Gardien s’est convaincu qu’il était environné de traîtres jusque dans son propre entourage, tandis que les dragons, eux, croyaient dur comme fer qu’il avait complètement perdu les pédales.

C’est alors que la Lunaïa Pravda a diffusé l’annonce d’une conférence du Dr Adam Selene : « La poésie et les arts sur Luna, une nouvelle Renaissance ». Aucun camarade ne s’y est rendu car nous avions fait passer dans les cellules la consigne de s’abstenir. Et il n’y a eu aucun attroupement quand sont arrivées trois escouades de dragons de la Paix – nous avions adapté le principe d’Heisenberg au Mouron rouge. Le directeur de la Pravda s’est efforcé pendant des heures d’expliquer qu’il n’avait pas lui-même, en personne, accepté cette annonce ; qu’elle avait été déposée à l’éditorial et payée comptant. Il a alors reçu l’ordre de ne plus admettre la moindre publicité concernant Adam Selene. Cet ordre a été suivi d’un contre-ordre lui intimant d’accepter tout ce qui proviendrait d’Adam Selene et de faire immédiatement son rapport à Alvarez.

La nouvelle catapulte a été essayée avec un chargement lancé dans l’océan Indien par 35° Est et 60° Sud, un emplacement où ne vivaient que des poissons. L’adresse de Mike l’a empli de fierté : il avait réussi à se faufiler dans une zone où les radars de guidage et de détection n’étaient pas en service, et il s’était contenté d’une seule impulsion pour mettre en plein dans le mille. Les journaux terrestres ont parlé d’une météorite géante tombée dans le subantarctique, repérée par le contrôleur de navigation spatiale de Capetown qui avait déterminé le point d’impact avec une précision à la hauteur des espoirs de Mike.

En enregistrant les dépêches de l’agence Reuters, Mike m’a appelé :

— Je t’avais dit que j’avais bien visé ! Ah ! quel plouf magnifique !

Plus tard, nous avons aussi eu les comptes rendus des stations océanographiques qui avaient enregistré sur leurs sismographes les effets de l’onde de choc – des résultats particulièrement éloquents.

C’était le seul projectile que nous avions préparé (pas facile d’acheter de l’acier), sans quoi Mike nous aurait demandé de recommencer.

Les bonnets rouges ont fait leur réapparition sur la tête des stilyagi et de leurs petites amies ; Simon Jester en a placé un entre ses cornes. Le Bon Marché[6] en a distribué en cadeau ! Alvarez a eu une pénible conversation avec le Gardien au cours de laquelle ce dernier a demandé à son flic en chef s’il pensait qu’il fallait agir à chaque fois que des gamins changeaient de mode. Alvarez avait-il perdu l’esprit ?

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6

En français dans le texte.