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Au début de mai, j’ai croisé Slim Lemke sur le boulevard de ceinture ; il portait un bonnet phrygien. Il paraissait content de me voir, je l’ai remercié de m’avoir payé rapidement (il l’avait fait trois jours après le procès de Stu, apportant à Sidris les trente dollars de Hong-Kong qui correspondaient à l’amende de toute la troupe) et devant un verre, je lui ai demandé pourquoi tous les jeunes portaient des bonnets rouges. Se couvrir la tête était une coutume des vers de Terre, niet ?

Il a hésité puis m’a dit qu’il s’agissait d’une sorte de signe de reconnaissance maçonnique, comme pour les Élans. J’ai changé de sujet. J’ai appris que son nom complet était Moses Lemke Stone, membre de la famille des Stone. Nous étions parents ; cela m’a fait plaisir tout en me surprenant. Il arrive pourtant que les meilleures familles, comme les Stone, ne parviennent pas toujours à marier la totalité de leurs fils. J’avais moi-même eu de la chance : à son âge, j’aurais très bien pu errer comme lui dans les corridors. Je lui ai parlé de nos liens de parenté du côté maternel.

Il est devenu alors plus amical et m’a brusquement dit :

— Cousin Manuel, as-tu jamais pensé que nous devrions nous-mêmes élire notre propre Gardien ?

Je lui ai répondu que non, je n’y avais jamais pensé ; c’était l’Autorité qui le nommait et je supposais qu’il en serait toujours ainsi.

— Pourquoi devons-nous avoir une Autorité ?

Je lui ai demandé qui lui mettait toutes ces idées dans le crâne ; il m’a affirmé avec force que personne ne le faisait, qu’il se contentait de réfléchir, un point c’est tout… n’avait-il pas le droit de réfléchir ?

De retour chez moi, j’ai eu envie de demander à Mike s’il pouvait vérifier le pseudo de ce garçon, de voir s’il appartenait au Parti. Mais c’était inutile, et guère loyal envers Slim.

Le 3 mai 2076, soixante et onze mâles prénommés Simon ont été pris dans une rafle, interrogés puis relâchés. Aucun journal n’a relaté l’affaire. Tout le monde en a pourtant entendu parler ; nous avions alors atteint les cellules commençant par la lettre J, et je vous assure que douze mille personnes peuvent divulguer une nouvelle beaucoup plus rapidement que je ne l’aurais imaginé. Nous avons lourdement insisté sur le fait que l’un de ces mâles dangereux n’avait que quatre ans – un beau mensonge qui s’est néanmoins révélé d’une grande efficacité.

Stu La Joie est resté chez nous pendant tout le mois de février et celui de mars ; il n’est pas retourné sur Terra avant le début d’avril. Il faisait toujours valider son billet pour le voyage suivant, et ainsi de suite. Quand je lui ai fait remarquer qu’il devait approcher de la limite implicite au-delà de laquelle allaient se produire d’irréversibles modifications physiologiques, il s’est contenté de sourire et m’a répondu de ne pas m’en faire ; il a quand même pris ses dispositions pour s’entraîner à la centrifugeuse.

Même en avril, Stu n’avait aucune envie de nous quitter ; les adieux avec toutes mes femmes et avec Wyoh ont été entrecoupés de baisers, de sanglots et de promesses de retour prochain. Mais il nous quittait parce qu’il avait du travail à faire ; il était devenu membre du Parti.

Je n’avais pas voulu intervenir dans la décision de recruter Stu car je craignais d’être partial. Wyoh, Prof et Mike ont été unanimes pour prendre le risque ; c’est avec bonheur que j’ai accepté leur jugement.

Nous nous y étions tous mis pour nous concilier les bonnes grâces de Stu – moi, Prof, Mike, Wyoh, Mamie, et même Sidris, Leonore et Ludmilla, ainsi que les gosses, Hans, Ali et Franck, car c’était la vie de la famille Davis qui l’avait tout d’abord séduit. D’autant que Leonore était la plus jolie fille de L City, sans vouloir déprécier Milla, Wyoh, Anna et Sidris. Cela nous a permis de constater que Stu possédait lui aussi un charme naturel auquel il était difficile de résister. Mamie semblait folle de lui, Hans lui a fait découvrir les mystères de l’agriculture hydroponique – se salir les mains, prendre une bonne suée, attraper quelques bleus dans les tunnels en compagnie de nos garçons : il a aussi aidé à l’élevage de nos poissons chinois dans les viviers et s’est fait piquer par nos abeilles ; il a appris à se servir d’une combinaison pressurisée et m’a accompagné pour réparer nos panneaux solaires ; il a aidé Anna à dépecer un cochon et elle lui a montré comment tanner le cuir ; il restait tranquillement assis auprès de grand-papa, à écouter avec respect les histoires naïves qu’il racontait sur Terra ; il a fait la vaisselle avec Milla, chose qu’aucun mâle de notre famille n’avait jamais accomplie ; il s’est mis à quatre pattes avec les gosses et les chiens et a appris à moudre la farine, allant jusqu’à échanger des recettes de cuisine avec Mamie.

Prof et moi-même avons commencé à sonder ses idées politiques. Nous n’avions rien avoué – afin de pouvoir encore faire marche arrière – quand Prof l’a présenté à Adam Selene, joignable uniquement par téléphone car « il séjournait en ce moment à Hong-Kong ». Une fois Stu acquis corps et âme à la cause, nous avons abandonné ce mythe et lui avons avoué qu’Adam était notre président et qu’il ne pourrait pas le rencontrer personnellement pour des raisons de sécurité.

C’est Wyoh qui a le plus insisté. Sur ses conseils. Prof a dévoilé notre jeu et fait part à Stu de nos intentions révolutionnaires. Il ne s’est pas montré surpris. Stu avait déjà compris de quoi il s’agissait et il attendait seulement le moment où nous lui ferions confiance.

Si le nez de Cléopâtre avait été plus long, la face du monde en eût été changée. Je ne sais si Wyoh a utilisé des arguments autres que verbaux pour convaincre Stu et je n’ai jamais essayé de le savoir. Wyoh avait compté pour mon propre engagement plus que toutes les théories de Prof et les chiffres de Mike. Si elle avait dû utiliser des arguments encore plus forts avec Stu, elle n’aurait pas été la première héroïne de l’Histoire à agir ainsi pour son pays.

Stu s’est rendu sur Terra muni d’un code spécial. Je ne connais pas grand-chose aux codes et aux messages chiffrés, sinon les bases que l’on apprend en formation d’informaticien. Un message chiffré est un cryptogramme dans lequel une lettre se substitue à une autre, le plus simple consistant à mélanger les lettres de l’alphabet.

Il peut aussi s’avérer d’une subtilité incroyable, surtout si l’on utilise un ordinateur. Pourtant, tous les messages chiffrés ont une faiblesse qui tient à leur nature même. Si un ordinateur peut les élaborer, un autre est capable de les déchiffrer.

Un code n’a pas la même faiblesse. Pour prendre un exemple, imaginons que dans son code se trouvait le groupe de lettres GLOPS. Cela veut-il dire « Tante Minnie rentrera à la maison jeudi » ou cela signifie t-il « 3,14159…» ?

La signification d’un groupe de lettres reste celle que vous lui avez donnée, et aucun ordinateur ne peut la déduire du seul assemblage des lettres. Donnez-lui un assez grand nombre de groupes et une théorie raisonnable comprenant des possibilités ou au moins quelques indices, et peut-être arrivera-t-il à trouver le code grâce à la répétition de certains motifs. Mais ça, c’est un autre problème, plus complexe et qui ne se situe pas au même niveau.

Le code que nous avons choisi était le règlement commercial le plus courant, utilisé à la fois sur Terra et sur Luna pour les dépêches commerciales. Mais nous l’avions modifié. Prof et Mike avaient passé des heures à débattre des renseignements que le Parti pourrait désirer obtenir de son agent sur Terra et ceux qu’ils pourraient lui transmettre, puis Mike avait fait travailler son inépuisable mémoire de manière à en sortir un nouveau jeu de significations pour le code, qui pouvait aussi bien signifier « Achetez du riz thaï » que « Fuyez, ils nous ont pris ». Ou tout et n’importe quoi, car il comprenait aussi des chiffres qui permettaient de signaler ce que nous n’avions pas prévu.