— Taisez-vous Mannie, a crié Prof. Vous perdez du temps ; laissez faire Finn. Adam, un message pour Mike. Dites-lui de déclencher le plan d’alerte n°4.
L’intervention de Prof a mis fin à mes hésitations. J’avais oublié que Finn n’était pas supposé savoir que Mike et « Adam Selene » ne faisaient qu’un ; j’avais tout oublié, je ne ressentais plus qu’une froide colère.
— Finn a raccroché, a dit Mike. J’ai lancé le plan d’alerte n°4 en même temps, Prof. Plus de circulation autre que celle de routine. Vous ne désirez pas l’interrompre, n’est-ce pas ?
— Non, contente-toi d’appliquer le plan n°4. Aucune transmission avec Terra, ni dans un sens ni dans l’autre ; qu’aucune nouvelle ne filtre. Si quelqu’un appelle, il faut le faire attendre et nous prévenir.
Le plan d’alerte n°4 concernait les transmissions en cas d’urgence et visait à établir la censure sur les nouvelles en direction de Terra sans pour autant éveiller les soupçons. Pour cela, Mike devait se préparer à utiliser autant de voix différentes qu’il le faudrait pour retarder certaines communications et en envoyer d’autres préenregistrées.
— Programme en cours, a dit Mike.
— Bien. Mannie, calmez-vous et occupez-vous de ce que vous avez à faire. Laissez les autres se battre, c’est ici que nous avons besoin de vous car il va falloir improviser. Wyoh, filez donner la consigne à la camarade Cecilia de faire évacuer tous les corridors par les Irréguliers. Que tous ces enfants rentrent chez eux et qu’ils y restent. Et que leurs mères poussent les autres mères à en faire autant. Nous ne savons absolument pas où vont se dérouler les combats et nous voulons éviter autant que possible que des gosses soient blessés.
— J’y vais, Prof.
— Un instant. Dès que vous aurez averti Sidris, occupez-vous de vos stilyagi. Je veux de la bagarre dans les bureaux de l’Autorité, en ville… qu’ils défoncent les portes, qu’ils saccagent l’endroit, qu’ils fassent du boucan, qu’ils détruisent tout mais qu’ils ne blessent personne si possible. Mike, alerte n°4 M. Isolez le Complexe et ne conservez que nos propres lignes.
— Prof, ai-je demandé, pourquoi déclencher des émeutes à cet endroit ?
— Mannie, Mannie ! C’est le Grand Jour ! Mike, les autres termitières sont-elles au courant pour le viol et le meurtre ?
— Pas que je sache. J’écoute toujours ici et là, je fais des sondages. Les stations de métro sont calmes, sauf à Luna City. Les combats ont juste commencé à la station Ouest. Voulez-vous écouter ?
— Pas maintenant. Mannie, allez-y et observez. Mais tenez-vous à l’écart et toujours à proximité d’un téléphone. Mike, déclenchez des émeutes dans toutes les termitières. Faites passer les nouvelles dans les cellules et utilisez la version Finn, pas la vérité. Les dragons violent et tuent toutes les femmes du Complexe… Je vous donnerai des détails, ou vous pouvez les inventer. Euh… pouvez-vous transmettre aux gardes des stations de métro des autres termitières l’ordre de regagner leurs casernes ? Je veux des émeutes, mais je préfère ne pas envoyer des camarades désarmés contre des hommes munis de lasers.
— Je vais essayer.
Je me suis précipité jusqu’à la station Ouest, mais j’ai ralenti en approchant. Les corridors grouillaient de gens en colère. La ville bourdonnait d’une manière effrayante, je n’avais encore jamais rien vécu de semblable ; en traversant le boulevard, j’ai entendu des cris et un bruit de foule en provenance des bureaux de l’Autorité ; il me semblait pourtant que Wyoh n’avait pas encore eu le temps de rassembler ses stilyagi : les opérations prévues par Prof semblaient se déclencher spontanément.
Dans la station noire de monde, j’ai dû jouer des coudes pour constater de mes yeux ce que je soupçonnais : les gardes préposés aux passeports étaient soit morts, soit en fuite. Non, ils étaient bel et bien morts, ainsi que trois Lunatiques, parmi lesquels se trouvait un gamin de moins de treize ans. Ses mains entouraient encore la gorge d’un dragon et il portait toujours sur la tête un petit bonnet rouge. Je me suis frayé un chemin jusqu’à une cabine téléphonique pour faire mon rapport.
— Retournez-y, m’a ordonné Prof, et récupérez la plaque d’identité d’un des gardes. Je voudrais son nom et son grade. Avez-vous vu Finn ?
— Non.
— Il doit arriver avec trois pistolets. Dites-moi dans quelle cabine vous vous trouvez, allez me chercher ce nom et revenez.
Un des cadavres avait disparu, enlevé. Bog sait ce qu’ils voulaient en faire ! L’autre paraissait déjà en fort mauvais état ; j’ai quand même pu m’en approcher et lui retirer du cou sa plaque d’identité avant qu’ils ne l’emmènent quelque part lui aussi. J’ai fendu la foule pour regagner le téléphone où se tenait à présent une femme.
— Madame, ai-je dit. Il faut absolument que j’utilise ce téléphone. C’est urgent !
— Allez-y tout à votre aise, ce satané machin ne marche pas ! Pour moi, il marchait : Mike me l’avait mis en réserve. J’ai donné à Prof le nom du garde.
— Bien. Avez-vous vu Finn ? Il doit vous retrouver à cette cabine.
— Non… Attendez, je l’aperçois.
— Parfait ! Rejoignez-le. Mike, avez-vous une voix qui conviendrait à ce dragon ?
— Désolé, Prof.
— Tant pis, il vous suffira de paraître essoufflé et effrayé ; de toute façon, il y a de fortes chances pour que le commandant ne le connaisse pas personnellement. Vous croyez que ce garde appellerait Alvarez ?
— Non, plutôt son chef de corps. Alvarez fait toujours parvenir ses ordres par son intermédiaire.
— Alors, appelez le chef. Rendez compte de l’attaque, demandez des renforts et mourez au beau milieu d’une phrase. Avec un bruit de fond d’émeute et peut-être même un grand cri : « Le voilà ! Tuons ce salopard ! », juste avant de rendre l’âme. Pouvez-vous le faire ?
— C’est programmé. Pas de problème, a confirmé Mike qui paraissait tout content.
— Allez-y. Mannie, passez-moi Finn.
Prof avait projeté d’évacuer les gardes de leurs casernes, à la sortie desquelles les hommes de Finn attendaient, arme au poing. Et cela a marché à merveille, jusqu’au moment où Morti la Peste a perdu son sang-froid. Il a rassemblé le peu de gardes qui restaient pour se protéger lui-même, tout en envoyant vers Terra des messages désespérés… qui ne partaient pas.
J’ai passé outre les ordres de Prof : après avoir pris un pistolet laser au moment où devait arriver la deuxième capsule de dragons de la Paix, j’ai grillé deux vigiles pour apaiser ma soif de sang et laissé les autres terminer le travail. Trop facile : ils passaient la tête par l’écoutille et ils étaient cuits. La moitié de l’escouade n’a même pas eu le temps de sortir : une épaisse fumée s’est échappée de l’ouverture et ils ont péri ainsi, comme les autres. À ce moment, j’avais regagné mon poste près du téléphone.
La décision du Gardien de se terrer a provoqué quelques troubles dans le Complexe. Alvarez s’est fait tuer, ainsi que le commandant des dragons et deux chemises jaunes. Quelques survivants, treize en tout, sont allés rejoindre Morti la Peste, à moins qu’ils aient été déjà avec lui. Nous avons suivi les événements grâce à Mike, qui pouvait tout écouter. Au bout du compte, il est apparu évident que tous les hommes en armes se trouvaient réunis à l’intérieur de la résidence du Gardien. Prof a alors donné à Mike l’ordre de passer à l’opération suivante.
Mike a éteint toutes les lumières du Complexe sauf celles de la résidence du Gardien et a réduit l’oxygène au minimum – pas au point de tuer mais suffisamment pour nous assurer que la moindre tentation belliqueuse serait réduite à néant. Toutefois, dans la résidence, l’oxygène a été entièrement coupé ; il n’y avait plus que de l’azote, et cela pendant une dizaine de minutes environ. Ensuite, les hommes de Finn qui attendaient avec leurs combinaisons pressurisées dans la station de métro privée du Gardien ont fait sauter la porte du sas et sont entrés « au coude à coude ».