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Dans les premiers instants qui ont suivi le coup d’État, nous avons été confrontés à un problème jusqu’alors négligé : celui d’Adam Selene lui-même. Qui était Adam Selene ? Où se trouvait-il ? C’était sa révolution, il en avait étudié les moindres détails, et tous les camarades connaissaient sa voix. Maintenant que nous avions quitté la clandestinité, où donc était Adam ?

Nous en avons discuté toute la nuit dans la chambre L du Raffles, entre cent décisions à prendre sur cent problèmes différents qui surgissaient les uns après les autres, tandis que nos camarades voulaient savoir ce qu’il convenait de faire. « Adam », lui, examinait les problèmes qui n’avaient pas besoin d’être discutés de vive voix, imaginait des nouvelles de son cru à envoyer sur Terra, s’occupait d’isoler le Complexe et faisait quantité d’autres choses (aucun doute, sans Mike, nous n’aurions pas pu prendre Luna ni nous y maintenir).

J’estimais personnellement que Prof pouvait devenir Adam. Il avait toujours été notre chef, notre théoricien, et il était connu de tous ; quelques-uns de nos camarades clés le connaissaient sous le nom de « camarade Bill » et tous les autres respectaient le célèbre professeur Bernardo de La Paz… Forcément ! il avait fait la classe à la moitié des citoyens importants de Luna, parmi lesquels beaucoup vivaient dans d’autres termitières, tous les gens influents de Luna l’appréciaient.

— Non, a dit Prof.

— Pourquoi pas ? a demandé Wyoh. Prof, vous êtes élu. Dis-le-lui, Mike.

— Je réserve mon jugement, a répondu Mike. Je veux d’abord écouler ce que Prof a à dire.

— Je vois que vous avez analysé la situation, Mike, a déclaré Prof. Wyoh, ma très chère camarade, je ne refuserais pas si cela semblait possible, mais je ne vois pas de moyen pour faire correspondre ma voix avec celle d’Adam, sachant que tous nos camarades la connaissent – c’est d’ailleurs à dessein que Mike lui a donné une voix si identifiable.

Nous avons considéré la possibilité que Prof se charge malgré tout de cette tâche en ne se montrant que sur les écrans vidéo, tandis que Mike couvrirait ses paroles avec la voix d’Adam.

On a laissé tomber. Trop de gens connaissaient Prof et l’avaient entendu parler ; on ne pouvait confondre sa voix ni sa manière de parler avec celles d’Adam. Mon nom a été suggéré : Mike et moi étions barytons, peu de personnes semblaient capables de reconnaître ma voix au téléphone et personne ne m’avait jamais vu à la vidéo.

J’ai décliné cet honneur : les gens n’en revenaient déjà pas de me découvrir lieutenant du grand patron, jamais ils n’accepteraient de croire que j’étais le numéro un en personne.

— Faisons un compromis, ai-je proposé. Depuis le début Adam est demeuré un véritable mystère, il n’a qu’à continuer. On ne le verra que sur les écrans, sous un masque : Prof, vous fournirez le corps et Mike se chargera de la voix.

Prof a hoché la tête.

— Je ne peux concevoir moyen plus efficace de détruire la confiance du public durant cette période si dangereuse que de faire paraître notre chef sous un masque. Non, Mannie.

Nous avons envisagé la possibilité de trouver un acteur pour jouer le rôle. Malheureusement, nous n’avions pas d’acteurs professionnels sur Luna, à part quelques bons amateurs dans la troupe du Théâtre civique de Luna ou chez les Associés du Novi Bolchoï Teatr.

— Non, a réfuté Prof, même si nous arrivions à trouver un comédien capable d’endosser ce rôle, quelqu’un ne risquant pas, ensuite, de se prendre pour Napoléon, nous sommes pris par le temps. Adam doit effectuer sa prise de poste au plus tard demain matin.

— Dans ce cas, lui ai-je dit, une seule solution : utiliser Mike et ne jamais le faire paraître à la vidéo, seulement à la radio. Il faudra trouver une excuse, mais sous aucun prétexte Adam ne doit se montrer.

— Je suis bien obligé de me ranger à votre avis, a acquiescé Prof.

— Man, mon plus vieil ami, pourquoi dis-tu qu’il ne faut pas me montrer ?

— Tu ne nous as donc pas écoutés, Mike ? Nous avons besoin d’un visage et d’un corps sur les écrans. Tu as un corps ; il est constitué de plusieurs tonnes de métal. Et tu n’as pas de figure – ce qui t’épargne la peine de te raser, espèce de veinard.

— Je ne vois pas ce qui m’empêche d’en avoir une, Man. J’ai bien une voix, maintenant. Je peux parfaitement créer, de la même manière, un visage.

Totalement pris de court, je suis resté bouche bée. J’ai regardé l’écran de la vidéo installé dans la chambre que nous avions louée. Une impulsion demeure une impulsion ; rien d’autre que des électrons qui se poussent mutuellement. Pour Mike, le monde entier n’était qu’une série de pulsations électriques qui se promenaient dans un sens ou dans l’autre au sein de ses circuits.

— Non, Mike, ai-je dit.

— Pourquoi pas, Man ?

— Parce que tu ne peux pas ! Pour la voix, tu te débrouilles à la perfection, mais cela ne suppose que quelques milliers de décisions par secondes – des broutilles pour toi. Créer un visage sur un écran représenterait… euh… disons dix millions de décisions par seconde. Mike, tu possèdes une vitesse d’action que je ne peux même pas imaginer mais tu n’es pas assez rapide pour ça.

— On parie, Man ?

Sous le coup de l’indignation, Wyoh s’est écriée :

— Bien sûr que Mike en est capable, s’il le dit ! Mannie, tu ne devrais pas parler ainsi.

(Wyoh pense qu’un électron a plus ou moins la taille et la forme d’un petit pois.)

— Mike, ai-je prononcé avec lenteur, je ne parierai pas d’argent. OK, tu veux essayer ? Je branche la vidéo ?

— Je peux la brancher moi-même.

— Tu es sûr de n’apparaître que sur cet écran ? Il ne faudrait pas montrer tes essais sur les autres…

Il m’a coupé avec mépris :

— Je ne suis pas stupide, Man. Laisse-moi travailler maintenant, car je dois avouer que cela va m’occuper presque entièrement.

Nous avons attendu en silence. Au bout d’un certain temps, l’écran est devenu gris clair, avec quelques lignes parasites, puis il s’est obscurci de nouveau pour laisser paraître en son centre une faible zone lumineuse où semblaient s’affronter des ombres et des nuances plus claires, une zone de forme ellipsoïdale. On ne voyait pas de visage, plutôt une espèce de simulacre comme on en devine parfois dans les nuages qui recouvrent Terra.

Lorsque cela s’est éclairci un peu, j’ai eu l’impression de voir un ectoplasme : un fantôme de visage.

Tout d’un coup, l’image s’est affirmée et nous avons découvert « Adam Selene ».

C’était le portrait d’un homme mûr. Il n’y avait pas le moindre décor, juste un visage que l’on aurait cru découpé d’un tableau. À mes yeux, il s’agissait déjà d’Adam Selene ; cela ne pouvait être que lui.

Puis il s’est mis à sourire, à bouger la bouche et les mâchoires, à s’humecter les lèvres de la langue, rapidement… c’était effrayant.

— Qu’en pensez-vous ? a-t-il demandé.

— Adam, a dit Wyoh, tes cheveux ne sont pas aussi ondulés ; ils devraient revenir de chaque côté de ton front. On dirait que tu portes une perruque, mon chéri.

Mike a apporté les corrections nécessaires.

— Est-ce mieux ?

— Pas encore. Et tes fossettes ? J’étais certaine que tu avais des fossettes, rien qu’en t’entendant. Comme celles de Prof.

Mike-Adam a souri à nouveau ; cette fois, il avait des fossettes.

— Comment dois-je m’habiller, Wyoh ?

— Est-ce que tu es dans ton bureau ?