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J’ai fini par me rendre compte que c’était terminé et que les gens sifflaient. Fermant les yeux, je lui ai dit :

— Je suis heureux d’être intégré. Mais à quoi suis-je intégré ?

— Ne le sais-tu pas ? a dit Wyoming.

Le Nabot l’a interrompue :

— La réunion va commencer… il va comprendre. Assieds-toi, Man. Je t’en prie, toi aussi, Wyoh.

Nous avons pris place au moment où un homme, sur l’estrade, frappait sur la table avec son marteau de président.

À grand renfort de coups de marteau – et surtout grâce à un amplificateur de grande puissance –, il est parvenu à se faire entendre.

— Fermez les portes ! a-t-il crié. Ceci est une réunion privée. Regardez celui devant vous, celui derrière vous, ceux qui sont à vos côtés ? si vous ne les connaissez pas et si personne parmi ceux que vous connaissez ne peut se porter garant pour eux, jetez-les dehors !

— Jetez-le dehors, par l’enfer ! a répondu quelqu’un. Éliminez-le par le sas le plus proche !

— Du calme, je vous prie ! C’est ce que nous ferons un jour !

Près de nous, il y a eu un peu de bousculade et des échanges de coups ; le bonnet d’un des assistants a volé en l’air et lui-même a fini dehors, en passant de bras en bras, flottant tel un navire au-dessus de la foule. Je doute qu’il s’en soit aperçu, je crois qu’il était inconscient. Une femme a poliment été expulsée elle aussi, en protestant à grand renfort de jurons. Je me suis senti gêné.

Enfin, on a fermé les portes. La musique a démarré, et sur l’estrade on a déployé des bannières sur lesquelles on pouvait lire : « LIBERTÉ ! ÉGALITÉ ! FRATERNITÉ ! » Toute l’assistance s’est mise à siffler ; quelques personnes ont chanté, à pleine voix et parfaitement faux : « Debout, les forçats de la faim…» Aucun des assistants ne semblait pourtant le moins du monde victime de dénutrition. Cela m’a néanmoins rappelé que je n’avais pas mangé depuis deux heures de l’après-midi. J’espérais que cela ne durerait pas trop longtemps… De toute façon, mon magnétophone avait une durée d’enregistrement qui ne dépassait pas cent vingt minutes. Je me suis demandé ce qui se passerait s’ils le découvraient ; m’enverraient-ils voler en l’air, tout roué de coups ? Ou bien, tout simplement, m’élimineraient-ils ? Non, je n’avais pas d’inquiétude à avoir car j’avais fabriqué ce magnétophone moi-même, à l’aide de mon bras numéro trois, et seul un spécialiste de la miniaturisation pourrait comprendre de quoi il s’agissait.

Alors est venu le temps des discours.

Leur contenu sémantique approchait de zéro. Un type a proposé de marcher sur la résidence du Gardien, « au coude à coude », et de faire valoir nos droits. Imaginez-vous donc cela ! Devrons-nous y aller par le métro, pour descendre à sa station privée ? Et ses gardes du corps ? En revêtant des combinaisons pressurisées et en allant, en surface, jusqu’au sas supérieur ? Avec des forets laser et beaucoup de force motrice, on peut toujours fracturer n’importe quel sas pneumatique… mais après, pour descendre ? L’ascenseur marche-t-il ? Avec un treuil de fortune, descendre tant bien que mal jusqu’à la prochaine écluse dont il faudrait s’emparer ?

Je n’apprécie guère ce genre de travail en un lieu dépourvu d’atmosphère ; il est bien trop facile de percer une combinaison pressurisée, surtout si quelqu’un s’acharne à y faire des accrocs. La première chose que l’on apprenait sur Luna, au temps des premiers convois de condamnés, c’était que l’absence d’atmosphère vous force à rester poli. Les contre-maîtres au mauvais caractère ne faisaient pas long feu, ils avaient rapidement un « accident »… et les bons apprenaient à ne pas chercher d’explication à ces accidents, sous peine de finir eux-mêmes victimes d’autres incidents. Les pertes avaient atteint environ 70 % au cours des premières années, mais les survivants étaient de braves gens. Pas des molasses, ni des geignards, Luna n’est pas pour ceux-là. Non, simplement, des gens sachant bien se conduire.

Ce soir-là, j’avais l’impression que toutes les têtes brûlées de Luna s’étaient données rendez-vous au Stilyagi Hall. Ils sifflaient et ils applaudissaient tous ces grands discours au « coude à coude ».

Une fois la discussion engagée, on s’est mis à parler d’une manière un peu plus sensée. Un petit type insignifiant, aux yeux injectés de sang comme les vieux mineurs, s’est levé.

— Je travaille dans une mine de glace, a-t-il dit. Comme la plupart d’entre vous, j’ai appris mon métier en faisant mon temps de travail forcé pour le Gardien. Je suis quand même à mon compte depuis trente ans, et cela marche bien. J’ai élevé huit gosses et ils ont tous fait leur chemin : aucun n’a été éliminé, aucun n’a eu d’ennui sérieux. Je peux dire que j’ai fait du bon boulot… mais aujourd’hui, il faut aller toujours plus loin, ou plus profond, pour trouver de la glace.

« Ça ne va pas si mal, il y a encore de la glace sur le Roc. Et un mineur peut toujours espérer en trouver. Mais l’Autorité la paie aujourd’hui au même prix qu’il y a trente ans. Et ça, ça ne va pas. Pire, la monnaie de l’Autorité n’a pas le même pouvoir d’achat qu’avant. Je me rappelle quand les dollars d’Hong-Kong Lunaire eux-mêmes s’échangeaient à parité contre ceux de l’Autorité… Il faut maintenant trois dollars de l’Autorité pour un dollar HKL. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Tout ce que je sais, c’est que les fermes et les réserves fonctionnent avec de la glace.

Il s’est rassis, l’air triste. Personne n’a sifflé mais tout le monde a voulu prendre la parole. L’orateur suivant a fait remarquer que l’on pouvait extraire l’eau des rochers… Quelle nouvelle ! Certaines roches comportent jusqu’à 6 % d’eau, mais ces roches-là sont encore plus rares que l’eau fossile. Pourquoi les gens sont-ils aussi peu doués en arithmétique ?

Plusieurs fermiers se sont mis à rouspéter, et un cultivateur de blé a exprimé le malaise général :

— Vous avez entendu ce que Fred Hauser a dit au sujet de la glace. Fred, l’Autorité ne répercute pas ces bas prix sur les fermiers. Je suis installé depuis presque aussi longtemps que toi, dans un tunnel de deux kilomètres loué à l’Autorité. Avec mon fils aîné, je l’ai fermé et pressurisé ; nous avions une poche de glace et, pour notre première récolte, nous n’avons eu besoin que d’un prêt bancaire pour payer l’énergie électrique, les appareils d’éclairage, la semence et les engrais.

« Avec la prolongation des tunnels, l’achat de la lumière et l’utilisation de meilleures semences, nous produisons maintenant neuf fois plus à l’hectare que les meilleures exploitations à ciel ouvert de la Terre. Et qu’est-ce que cela nous rapporte ? Sommes-nous devenus riches ? Fred, je te le dis, nous sommes plus endettés maintenant que lorsque nous avons décidé de nous mettre à notre compte ! Si je voulais vendre maintenant – et si je trouvais quelqu’un d’assez fou pour racheter –, on me mettrait en faillite. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il faut que j’achète l’eau à l’Autorité, que je vende mon blé à l’Autorité, et je n’arrive pas à joindre les deux bouts. Il y a vingt ans, je leur achetais l’eau des égouts, je la stérilisais et la traitais moi-même, et je faisais des bénéfices avec mes récoltes. Mais aujourd’hui, quand j’achète de l’eau usée, on me compte le prix de l’eau distillée et on me fait, en plus, payer pour les matières en suspension. En attendant, le prix d’une tonne de blé vendue sur l’aire de catapultage n’a pas varié d’un pouce depuis vingt ans. Fred, tu as dit que tu ne savais pas ce qu’il fallait faire. Moi, je vais te le dire : Il faut se débarrasser de l’Autorité !