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— J’y suis encore. Il faut que j’y reste cette nuit.

L’arrière-plan s’est brouillé, puis précisé de nouveau : un calendrier mural indiquait la date : mardi 19 mai 2076 ; une pendule marquait l’heure exacte et près de son coude se trouvait un gobelet plein de café ; sur le bureau était posée une photo de famille : deux hommes, une femme, quatre enfants. On entendait aussi des bruits de fond : le grondement sourd de la Plaza du Vieux Dôme, plus fort qu’à l’ordinaire ; je percevais des cris et dans le lointain, des chants : la version que Simon avait faite de la Marseillaise.

Hors champ, la voix de Ginwallah a appelé : « Gospodin ? »

Adam s’est retourné.

— Je suis occupé. Albert, a-t-il déclaré posément. Ne transmettez aucun appel, sauf ceux qui proviendront de la cellule B. Occupez-vous de tout le reste.

Il nous a regardés de nouveau.

— Alors, Wyoh ? Des conseils ? Prof ? Man, mon ami si sceptique ? Est-ce que ça passe ?

Je me suis frotté les yeux.

— Mike, sais-tu faire la cuisine ?

— Certainement, mais je ne la fais pas – je suis marié.

— Adam, a dit Wyoh, comment fais-tu pour paraître ainsi tiré à quatre épingles après la journée que nous venons de vivre ?

— Je ne me laisse pas troubler par les détails. (Il a regardé Prof.) Professeur, si l’image vous satisfait, il faudrait peut-être que nous décidions maintenant du discours que je prononcerai demain. J’ai pensé épurer le bulletin d’information n°800, le répéter toute la nuit et faire passer la consigne dans les cellules.

Nous avons bavardé toute la nuit. J’ai commandé du café ; Mike-Adam a fait renouveler son gobelet. Quand j’ai commandé des sandwiches, il a demandé à Ginwallah d’aller lui en chercher. J’ai même pu voir un instant le profil d’Albert Ginwallah : un babu parfait, poli et légèrement hautain ; je voyais enfin à quoi il ressemblait. Mike a mangé avec nous et s’est même permis de parler une fois ou deux la bouche pleine.

Quand j’ai interrogé Mike (intérêt professionnel), celui-ci m’a répondu qu’une fois le visage défini, il avait programmé de nombreux automatismes ; il ne lui restait plus qu’à surveiller ses expressions faciales. J’ai très vite oublié qu’il s’agissait d’une pure création. Mike-Adam nous parlait par l’intermédiaire de la vidéo, voilà tout, et c’était beaucoup plus agréable que par téléphone.

Vers trois heures du matin, nous avions défini notre ligne politique. Mike a répété son discours. Prof a trouvé quelques points à ajouter : après les ultimes retouches, nous avons décidé d’aller nous reposer ; Mike-Adam lui-même commençait à bâiller – en fait il est resté à son poste toute la nuit, surveillant les transmissions avec Terra, assurant l’isolement du Complexe, écoutant tous les téléphones. Prof et moi avons partagé le grand lit tandis que Wyoh s’est étendue sur le lit pliant ; j’ai éteint les lumières d’un sifflement. Pour une fois, nous avons dormi sans nous charger de poids.

Au cours de notre petit déjeuner, Adam Selene s’est adressé à Luna Libre, d’un ton aimable, ferme, chaleureux et persuasif :

— Citoyens de Luna Libre, mes amis, mes camarades… pour ceux d’entre vous qui ne me connaissent pas, permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Adam Selene et je suis président du Comité provisoire de la lutte pour Luna Libre… de Luna Libre, désormais. Car, enfin, nous sommes libres. La prétendue « Autorité » qui pendant si longtemps a usurpé le pouvoir dans notre patrie a été renversée. Je me trouve à la tête du seul gouvernement que nous ayons pour l’heure, le Comité provisoire.

« Très rapidement, aussi vite que possible, vous choisirez vous-mêmes votre propre gouvernement. (Adam a souri et fait un geste d’invitation.) Dans l’intervalle, avec votre aide, je ferai de mon mieux. Nous ferons des erreurs… soyez indulgents. Camarades, si vous ne vous êtes pas dévoilés à vos amis et à vos voisins, il est maintenant temps de le faire. Citoyens, nos camarades vous demanderont certains efforts, j’espère que vous les fournirez de bon cœur ; tout cela aura pour but de hâter le jour où je pourrai prendre congé, le jour où la vie sera redevenue normale, où nous serons libérés de l’Autorité, des gardes, des troupes stationnées chez nous, libérés des passeports, des perquisitions et des arrestations arbitraires.

« Mais il nous faut assurer la transition. Je m’adresse à vous tous ! Je vous demande de retourner au travail, de reprendre vos occupations normales. À l’intention de ceux qui travaillaient pour l’Autorité : sachez que les besoins restent les mêmes. Retournez au travail. Les salaires seront payés, votre travail reste le même jusqu’au moment où nous pourrons définir nos nouveaux besoins, les choses devenues inutiles maintenant que nous sommes libres, et ce que nous devons conserver après modifications. Et vous, nouveaux citoyens, déportés qui suez sang et eau pour accomplir les peines auxquelles on vous a condamnés sur Terra… vous êtes libres, votre condamnation a pris fin ! J’espère pourtant que, pour le moment, vous continuerez à travailler. Vous n’y êtes pas obligés – le temps de la coercition est derrière nous –, mais nous vous le demandons instamment. Vous êtes naturellement libres de quitter le Complexe et d’aller où bon vous semble : le service des capsules du Complexe est immédiatement rétabli. Pourtant, avant que vous ne fassiez usage de votre nouvelle liberté pour vous précipiter en ville, permettez-moi de vous rappeler ceci : un repas gratuit, cela n’existe pas. Pour l’instant, vous êtes mieux où vous vous trouvez ; la nourriture manque peut-être d’originalité mais elle sera toujours servie chaude, et à l’heure.

« Pour assumer temporairement les fonctions nécessaires de l’Autorité défunte, j’ai fait appel au directeur général de la LuNoHo Compagnie. Cette société assurera provisoirement le commandement et commencera à définir quelles sujétions[7] tyranniques nous faisait subir l’Autorité et aussi de quelle manière nous pourrons en utiliser les rouages. Je vous prie de lui porter assistance.

« Quant à vous, Citoyens des Nations Terriennes qui vous trouvez parmi nous, vous, savants, voyageurs et tous les autres, je vous salue ! Vous êtes témoins d’un événement exceptionnel, vous assistez à la naissance d’une nation. Ceci suppose du sang et des larmes ; et il y en a eu. Nous espérons qu’il n’y en aura plus. Vous ne serez pas dérangés inconsidérément et votre retour dans vos patries sera organisé aussitôt que possible. Pour ma part, je vous invite cordialement à rester ici, et plus encore à acquérir notre nouvelle citoyenneté. Mais pour l’instant, je vous demande instamment de ne pas rester dans les corridors, afin d’éviter des incidents qui pourraient provoquer d’inutiles blessures. Soyez patients avec nous ; réciproquement, je demande à mes concitoyens de se montrer patients envers vous. Savants venus de Terra, que vous soyez à l’observatoire ou ailleurs, continuez votre travail et faites comme si nous n’existions pas. Ainsi, vous ne remarquerez même pas que vous assistez à la naissance d’une nouvelle nation. Une chose, cependant : nous suspendons provisoirement votre droit de communiquer avec Terra. Nous faisons cela par nécessité ; la censure sera supprimée aussi vite que possible… elle nous est aussi intolérable qu’à vous.

Adam a encore ajouté un point :

« Ne cherchez pas à me voir, camarades, et ne me téléphonez que si vous y êtes obligés. Écrivez-moi si vous en avez besoin, vos lettres seront lues et prises en compte. Je ne peux malheureusement pas me dédoubler : je n’ai pas pu dormir la nuit dernière et je ne pense pas pouvoir me reposer beaucoup ce soir. Je n’aurai donc pas le temps d’assister à des réunions, de serrer des mains, de recevoir des délégations. Il me faut rester à mon bureau et travailler… jusqu’à ce que je puisse me décharger de ma tâche et la confier à celui que vous choisirez. (Il a souri.) Vous aurez sans doute autant de mal à me voir que si j’étais Simon Jester !

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7

Dépendance, état de celui qui est soumis à un pouvoir, à une domination. (NScan)