Son allocution a duré une quinzaine de minutes et je n’en ai transcrit que l’essentiel : allez travailler, soyez patients, donnez-nous du temps.
Mais les savants terriens ne nous ont guère donné de temps. J’aurais dû le prévoir : c’était mon domaine, pour ainsi dire.
Toutes les communications avec Terra passaient par l’intermédiaire de Mike. Ces grosses têtes avaient néanmoins assez de matériel électronique pour remplir un entrepôt ; leur décision prise, il ne leur a fallu que quelques heures pour bricoler un engin capable de communiquer avec Terra.
La seule chose qui nous a sauvés a été un brave visiteur convaincu que Luna devait obtenir sa liberté. En essayant de téléphoner à Adam Selene, il a fini par parler à l’une des femmes de l’escouade que nous avions choisie dans les cellules des niveaux C et D. Nous avions dû instituer un barrage, en effet, car en dépit de l’appel de Mike, la moitié des habitants de Luna avait essayé de téléphoner à Adam Selene dès la fin de son émission télévisée pour l’entretenir des sujets les plus variés – réclamations, plaintes, mais aussi conseils donnés par des parasites qui voulaient lui dire comment faire son travail.
Après qu’une centaine d’appels environ m’eurent été transmis par un camarade trop zélé de la compagnie du téléphone, nous avions mis en place ce barrage. Heureusement, la camarade qui avait pris cet appel s’est rendu compte que de bonnes paroles ne suffiraient pas ; elle m’a contacté.
Quelques minutes plus tard, avec Finn Nielsen et quelques-uns de ses gars en armes, je me suis dirigé en capsule vers le laboratoire. Notre informateur n’avait pas voulu nous donner de noms mais il nous avait dit où trouver l’engin. Nous les avons surpris en train d’émettre et seule une action rapide de Finn leur a permis de rester vivants, car ses gars étaient furieux. Mais nous ne voulions pas faire « d’exemple ». Finn et moi avons pris les choses en main. Il est difficile d’intimider des savants, leur esprit ne travaille pas comme le nôtre. On doit les aborder selon une optique différente.
J’ai mis l’émetteur en pièces et donné l’ordre au directeur de rassembler tout le monde dans le grand hall en me postant près d’un téléphone. Après avoir parlé avec Mike, dont j’ai obtenu certains noms, j’ai dit au directeur :
— Docteur, vous m’avez dit que tout le monde était présent, or il manque… (et j’ai cité sept noms). Faites-les venir ici !
On avait effectivement averti les Terriens manquants mais ils avaient refusé d’interrompre leur travail ; c’étaient bien des savants.
J’ai fait mettre les Lunatiques d’un côté de la salle, les Terriens de l’autre. À ceux-là, j’ai déclaré :
— Nous avons essayé de vous traiter en invités mais trois d’entre vous ont tenté – et sont peut-être parvenus – à envoyer un message en direction de Terra. (Je me suis tourné vers le directeur.) Docteur, je pourrais perquisitionner les termitières, les superstructures de surface, tous les laboratoires, vraiment partout… et détruire tout ce qui pourrait servir à construire un émetteur. Je travaille comme électronicien, je suis donc bien placé pour connaître la multiplicité de composants qu’on peut transformer en émetteurs. Supposez que je détruise tout ça et que, par bêtise, ne voulant prendre aucun risque, j’écrase tout ce que je ne connais pas. Quel serait le résultat ?
Il a dû croire que j’allais assassiner son enfant chéri ! Il est devenu tout gris :
— Ça arrêterait toutes les recherches… détruirait des données inestimables… gâcherait… oh ! Je ne sais pas jusqu’où ça irait ! Disons que vous détruiriez pour un demi-milliard de dollars !
— C’est bien ce que je pensais. Plutôt que de détruire tout ce matériel, je pourrais aussi le faire déménager et vous laisser vous débrouiller du mieux que vous pouvez.
— Ce serait presque aussi grave. Vous devez comprendre, gospodin, que lorsqu’une expérience est interrompue…
— Je sais. Il y a une solution plus pratique que celle qui consiste à tout déménager – et peut-être d’oublier quelques pièces dans la confusion : vous emmener tous dans le Complexe et vous y enfermer. Nous contrôlons ce qui servait de caserne aux dragons ; mais cela aussi ruinerait vos expériences. En outre… d’où venez-vous, docteur ?
— De Princeton, dans le New Jersey.
— Vraiment ? Vous êtes ici depuis cinq mois. Je suppose que vous vous entraînez en portant des poids. Docteur, si nous vous déplaçons, vous ne pourrez jamais revoir Princeton. Nous vous garderons sous clé ici. C’est à vous de choisir : si l’état d’urgence dure trop longtemps, vous deviendrez Lunatique, que vous le vouliez ou non. Et toute votre équipe de grosses têtes avec vous.
Un nouveau débarqué naïf s’est avancé d’un pas… le type n’avait pas encore compris.
— Vous n’avez pas le droit de faire ça ! C’est contre la loi !
— Quelle loi, gospodin ? Une loi de votre patrie ? (Je me suis retourné.) Finn, montre-lui notre loi.
Finn s’est déplacé d’un pas et a mis l’éjecteur du pistolet laser sur le nombril du type. Il a commencé à appuyer doucement sur la détente (le cran de sécurité était mis, je pouvais le voir).
— Ne le tue pas, Finn ! ai-je ordonné. J’éliminerai cet homme si cela doit vous convaincre. Alors, un bon conseil, surveillez-vous mutuellement ! Une autre erreur et vous perdrez toutes vos chances de revoir à nouveau votre patrie – sans compter vos recherches. Docteur, je vous confie le soin de trouver le moyen de surveiller votre équipe. (Je me suis tourné vers les Lunatiques :) Tovaritchs, obligez-les à être honnêtes, organisez un service de surveillance. Ne vous y trompez pas, tous ces vers de Terre ne sont ici qu’à titre d’essai. Si vous devez en éliminer un, n’hésitez pas ! (Puis, à l’intention du directeur :) Docteur, les Lunatiques peuvent entrer partout, à n’importe quel moment… même dans votre chambre à coucher. Vos assistants sont désormais vos chefs en matière de sécurité ; si un Lunatique décide de vous suivre, vous ou n’importe qui, jusqu’aux W.-C., ne discutez pas ; cela pourrait le rendre nerveux. (Je me suis de nouveau adressé aux Lunatiques :) Sécurité d’abord ! Chacun de vous travaille pour un ver de Terre : surveillez-le ! Partagez-vous le travail et n’oubliez rien. Collez-les de si près qu’ils ne puissent même pas construire un piège à rat, et encore moins un émetteur. Ne vous inquiétez pas si cela perturbe votre travail, vous serez quand même payés.
Il y a eu de grands sourires. Assistant de laboratoire était à l’époque le meilleur travail qu’un Lunatique pouvait trouver… mais il fallait travailler sous les ordres de vers de Terre qui vous traitaient de haut, même les hypocrites qui se montraient ô combien aimables.
C’est ainsi que j’ai agi. Quand on m’avait téléphoné, j’avais eu l’intention d’éliminer les coupables, mais Prof et Mike m’avaient bien fait comprendre que notre plan n’autorisait aucune violence contre les Terriens dès lors qu’on pouvait l’éviter.
Nous avons installé des écoutes, des récepteurs ultra-sensibles un peu partout dans le laboratoire, car un émetteur directionnel ne provoque que de très faibles interférences dans le voisinage. Mike a surveillé toute la zone du laboratoire. Ensuite, nous nous sommes rongé les ongles en espérant.
Nous avons fini par nous détendre. Les nouvelles en provenance de Terra ne relataient rien de particulier, et ils avaient semblé accepter la censure des transmissions sans le moindre soupçon : les communications privées et commerciales, ainsi que celles de l’Autorité, suivaient la routine habituelle. Pendant ce temps, nous nous sommes mis au travail, essayant de faire en quelques jours ce qui aurait exigé des mois.