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Les cultivateurs de céréales et les mandataires se lamentaient parce que les paiements sur l’aire de catapultage se faisaient toujours en coupures de l’Autorité, au même prix que précédemment. « Pas question ! » s’écriaient-ils. Le responsable de la LuNoHoCo leur disait en haussant les épaules que rien ne les y obligeait, mais le grain continuait à partir vers Terra, pour l’Autorité. On ne pouvait pas payer ces travailleurs autrement.

— Ou vous prenez ce chèque, ou vous rembarquez votre grain sur vos camions et vous dégagez le terrain !

La plupart prenaient le chèque. Tous protestaient et certains ont menacé d’abandonner la production céréalière pour la culture maraîchère ou de plantes textiles, quelque chose que l’on pouvait échanger contre des dollars de Hong-Kong. Prof s’est contenté de sourire.

Nous tenions à recruter tous les foreurs de Luna, et surtout des mineurs de glace qui possédaient des foreuses à laser de forte puissance. Nous voulions les transformer en soldats. Nous en avions tellement besoin que, malgré mon handicap, j’ai pensé à me joindre à eux ; je savais pourtant qu’il fallait de véritables muscles, pas une prothèse, pour manier une foreuse. Prof m’a supplié de ne pas me conduire comme un imbécile.

L’astuce que nous avions imaginée n’aurait pas aussi bien marché sur Terra : un laser de grande puissance travaille beaucoup mieux dans le vide. Il fait un travail merveilleux, quelle que soit la portée de son collimateur. Ces grosses foreuses, qui avaient creusé le roc à la recherche de poches de glace, n’avaient pas été conçues pour devenir des pièces d’« artillerie » afin de repousser d’éventuelles attaques spatiales. Les vaisseaux comme les fusées ont l’équivalent électronique de systèmes nerveux qui n’apprécient que moyennement de recevoir une effarante quantité de joules diffusée par un faisceau laser. Si un engin pressurisé sert de cible (comme les vaisseaux habités et la plupart des fusées), il suffit de percer un trou pour le dépressuriser. Si ce n’est pas le cas, un gros faisceau laser peut toujours le détruire, lui brûler les « yeux », détraquer son système de guidage et abîmer tout ce qui dépend de son système électronique, à savoir la plus grande partie de ses instruments.

Une bombe H aux circuits détruits n’est plus une bombe, juste un tube d’hydrure de lithium qui ne peut rien faire d’autre que de s’écraser sur le sol. Un vaisseau qui a perdu ses yeux n’est plus qu’une épave, pas un vaisseau de combat.

Facile, me direz-vous. Croyez-moi, ça ne l’est pas. Ces foreuses laser n’avaient jamais été destinées à atteindre des objectifs situés à un millier de kilomètres, ni même à un seul ; on ne pouvait pas régler leurs berceaux de manière précise et rapide. Les canonniers devraient avoir du cran pour supporter le feu ennemi jusqu’à la dernière seconde et tirer contre un objectif qui se dirigerait vers eux à une vitesse de 2 kilomètres à la seconde.

C’était pourtant ce que nous avions trouvé de mieux. Nous avons donc créé les Premier et Deuxième Régiments de Volontaires des Canonniers de Défense de Luna Libre, organisés de telle manière que le Premier pouvait discrètement avoir prise sur le Second, et que le Second pouvait jalouser le Premier. Le Premier Régiment était composé d’hommes âgés, le Second d’hommes jeunes et passionnés.

Comme nous les avions appelés des « volontaires », nous les payions en dollars de Hong-Kong… et ce n’était pas un hasard si la glace s’achetait au marché officiel en coupures sans valeur de l’Autorité.

Notre travail le plus important consistait à entretenir une psychose de guerre. Adam Selene parlait souvent à la vidéo pour rappeler que l’Autorité s’efforçait de rétablir sa tyrannie et que nous n’avions que peu de jours pour nous préparer ; les journaux le citaient et publiaient des nouvelles de leur cru : nous avions fait un effort particulier pour recruter des journalistes avant le coup d’État. La population était invitée à toujours garder à portée de main les combinaisons pressurisées et à tester régulièrement les systèmes de pressurisation individuels. Un Service des Volontaires de la Défense Civile a été mis en place dans chaque terrier.

À cause des incessants tremblements de lune, les coopératives de pressurisation de chaque termitière doivent toujours avoir des équipes d’étanchéité en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; même avec les emplâtres en silicone et fibre de verre, tous les terriers ont des fuites. Dans les tunnels Davis, nos garçons vérifiaient les joints tous les jours. À cette époque, nous avons engagé des centaines d’équipes de secours composées surtout de stilyagi ; nous leur avons imposé des exercices d’alerte et les avons forcés, en service, à porter leurs combinaisons pressurisées, visière de leur casque ouverte.

Ils ont fait du beau travail. Naturellement, certains idiots ont commencé à se moquer d’eux, les appelant de divers sobriquets : « soldats d’opérette », « petites pommes d’Adam », et ainsi de suite.

Une équipe passait par un forage pour démontrer son aptitude à rétablir l’étanchéité en remplaçant le joint endommagé quand l’une de ces mouches du coche leur a sauté dessus pour se payer leur tête. La Défense Civile a continué son travail, placé des joints provisoires et les a essayés, casques fermés. Les joints tenaient. Ils sont sortis, se sont saisis du plaisantin, l’ont fait passer par le sas provisoire et l’ont projeté dans le vide absolu pour lui apprendre à vivre.

Ça les a calmés. Prof a pensé, après cet incident, à gentiment leur demander de ne pas procéder à des éliminations aussi péremptoires. Je m’y suis opposé, continuant à faire comme bon me semblait ; je ne voyais pas, en effet, meilleur moyen d’améliorer la race. Certaines grandes gueules au sein d’une population décente méritent la peine capitale.

Mais ce sont les « hommes d’État » autoproclamés qui nous ont donné le plus de fil à retordre.

Ai-je déjà dit que les Lunatiques formaient un peuple « apolitique » ? C’est vrai, lorsqu’ils n’ont rien à faire. Pourtant, dès que deux Lunatiques se trouvent de part et d’autre d’un litron de bière, ils ne manquent pas d’émettre à haute et intelligible voix leurs opinions sur la manière dont il faut tout organiser.

Comme je viens de le dire, ces politiciens qui tenaient d’eux-mêmes leur légitimité essayaient par tous les moyens de se faire entendre d’Adam Selene. Mais Prof leur avait trouvé une bonne occupation : ils ont tous été priés de prendre part au « Congrès ad hoc d’organisation de Luna Libre » inauguré dans la salle communautaire de Luna City, et de tenir session jusqu’à ce que le travail soit accompli. Le Congrès se réunissait une semaine à L City, une autre à Novylen, puis une autre à Hong-Kong, et tout recommençait. La vidéo rediffusait toutes les réunions ; Prof ayant présidé la première, Adam Selene leur avait adressé par vidéo un discours d’ouverture les encourageant à faire du bon travail.

— L’Histoire vous regarde.

Au bout de quelques sessions, j’ai demandé à Prof à quoi tout ça rimait, nom de Bog !

— Je croyais que vous ne vouliez pas entendre parler d’un gouvernement ? Avez-vous entendu toutes les bêtises qu’ils racontent depuis que vous les avez relâchés ?

Il m’a souri, de son plus beau sourire.

— Qu’est-ce qui vous ennuie, Manuel ?

Beaucoup de choses m’ennuyaient. J’en avais assez de m’éreinter de toute part avec ces foreuses, d’apprendre aux hommes à s’en servir comme s’il s’agissait de canons, et de savoir que tous ces fainéants passaient des journées entières à parler d’immigration. Certains demandaient son arrêt total. D’autres voulaient la taxer et fixer les impôts à un tarif suffisant pour financer le gouvernement (alors que 99 % des Lunatiques avaient été déportés !) ; certains encore voulaient une immigration sélective, tenant compte de « quotas ethniques » (et moi, comment m’auraient-ils défini ?). D’autres entendaient réserver l’immigration aux femmes jusqu’à ce que la parité soit atteinte. Cette proposition avait fait hurler un Scandinave : « D’ac, mon vieux ! Dis-leur de nous les expédier ! Des milliers et des milliers de putains ! Je les épouserai toutes, promis ! »