La remarque la plus intelligente de tout l’après-midi.
Une autre fois, ils ont discuté du « temps ». C’est vrai, le temps de Greenwich n’a aucune relation avec celui de Luna : pourquoi nous en servirions-nous puisque nous vivions dans le sous-sol ? Mais montrez-moi un seul Lunatique qui soit capable de dormir, puis de travailler, deux semaines d’affilée ; les mois lunaires ne conviennent pas le moins du monde à notre métabolisme. Ce qui importait, c’était de définir une lunaison qui équivaudrait exactement à vingt-huit jours (au lieu de 29 jours, 12 heures, 44 minutes et 2,78 secondes), en allongeant les jours – et les heures, les minutes, les secondes, divisant ainsi les demi-mois lunaires en exactement deux semaines.
Certes, le mois lunaire a son utilité pour beaucoup de choses : pour effectuer des contrôles en surface, pour nous donner des raisons d’y aller, pour nous dire combien de temps y rester. Pourtant, outre l’inconvénient de nous déphaser par rapport à notre seul voisin, cela modifierait aussi toutes les données scientifiques, tous les calculs industriels. Est-ce que cet immense crâne vide y avait pensé ? Moi qui suis électronicien, j’en ai frémi. Abandonner tous les livres, toutes les tables de conversion, tous les instruments et recommencer ? Je sais bien que certains de nos ancêtres l’ont fait quand ils ont abandonné les anciennes unités anglaises pour adopter le système métrique, mais ils ont agi ainsi pour se simplifier la vie. Quatorze pouces dans un pied, je ne sais combien de pieds dans un mile. Les onces et les livres… oh, Bog !
Cela avait eu un sens de changer tout ça… mais pourquoi diable sortir des chemins battus pour engendrer la confusion ?
Quelqu’un voulait créer un comité chargé de définir avec exactitude la nature du langage lunaire, afin de coller une amende à tous ceux qui parlaient l’anglais terrestre ou quelque autre langue d’en bas. Ah ! mon pauvre peuple !
J’ai lu les propositions d’impôts dans le Quotidien Lunatique : Quatre sortes de « taxes uniques », une taxe de volume qui pénaliserait tous ceux qui voulaient augmenter la taille de leurs tunnels, une taxe per capita (égale pour tous), un impôt sur le revenu (essayez donc de demander des renseignements à Mamie pour définir les revenus de la famille Davis !) et enfin une nouvelle taxe sur l’air, qui se fondait sur un mode de calcul inédit.
Je n’avais pas vraiment imaginé que « Luna Libre » allait introduire des impôts. Il n’y en avait encore jamais eu et ça marchait plutôt pas mal ainsi. On payait pour ce que l’on avait. Urgcnep ! Comment faire autrement ?
Une autre fois, un pompeux jeunot a proposé que la mauvaise haleine et les odeurs corporelles constituent un motif d’élimination : là, je ne pouvais que le comprendre, car il m’était arrivé, en capsule, de vraiment souffrir des puanteurs environnantes. Bon, ça n’arrive pas si souvent et on peut y remédier ; et les coupables chroniques, ou les malheureux qui n’ont pas la possibilité de se corriger, n’ont de toute façon pas de grandes chances de se reproduire.
Une femme (les suggestions venaient pour la plupart des hommes, mais celles de la gente féminine n’étaient pas moins stupides) a présenté une longue liste de « lois permanentes » qu’elle désirait voir appliquer à des affaires d’ordre purement privé. Il ne devait plus y avoir de mariage plural d’aucune sorte ; pas de divorces : pas de « fornication » (j’ai dû vérifier le sens du mot !) ; pas de boisson plus forte que la bière à 4 % ; des services religieux le samedi avec cessation de toute activité ce jour-là (et les mécanismes assurant la distribution de l’air, de la chaleur et de la pression, chère madame ? Et le téléphone, les capsules ?). Il y avait une longue liste de médicaments à interdire et une autre, plus courte, de ceux que seul un médecin diplômé pouvait délivrer (qu’est-ce qu’un médecin diplômé ? Mon guérisseur a sur sa porte une plaque où l’on peut lire « artisan docteur » ; officieusement, il exerce aussi le métier de bookmaker, c’est d’ailleurs pour ça que je vais chez lui. Pensez-y, madame, il n’y a pas de faculté de médecine sur Luna ! – à cette époque, du moins.) Elle voulait même rendre le jeu illégal. Si un Lunatique ne pouvait pas jouer aux dés, il irait ailleurs, même si on devait lui offrir des dés pipés.
Ce n’était pas la liste de tout ce qu’elle haïssait qui m’a irrité le plus, car à l’évidence elle était aussi bête qu’un cyborg, mais bien le fait qu’elle trouvait quelqu’un pour approuver ses suggestions. Ce doit être un penchant bien ancré dans le cœur humain que d’empêcher les autres de faire ce qu’ils veulent. Des règles, des lois qui sont toujours pour les autres. Une obscure facette de nous-mêmes, quelque chose d’inné, avant même que nous ne soyons descendus des arbres, et dont nous n’avons pas su nous débarrasser quand nous avons acquis la position verticale. Parce que personne, non, personne n’a dit : « Je vous en prie, votez ça pour m’empêcher de faire quelque chose de mal. » Niet, tovaritchs, il y avait toujours quelque chose qu’ils haïssaient voir leurs voisins faire. Il fallait les contraindre « pour leur propre bien »… pas parce que l’orateur prétendait que cela le gênait.
En assistant à cette séance, j’ai presque regretté que nous nous soyons débarrassés de Morti la Peste. Lui, au moins, restait dans son coin avec ses femmes et ne nous disait jamais comment mener nos propres affaires.
Mais Prof ne s’énervait pas, il continuait de sourire.
— Manuel, croyez-vous réellement que ce ramassis d’enfants attardés soit capable d’adopter la moindre loi ?
— C’est vous qui leur avez dit de le faire. Vous les en avez même priés.
— Mon cher Manuel, je me suis contenté de mettre tous les dingos dans le même panier. Je les connais bien, pour les avoir entendus pendant des années. J’ai pris beaucoup de soin en composant leurs comités : ils sont tous atteints de confusion congénitale. Ils ne vont pas cesser de se quereller. Le président que je leur ai imposé tout en leur permettant de l’élire est un attentiste incapable de détortiller un bout de ficelle, il croit que tous les sujets ont besoin « d’être étudiés plus longuement ». Au fond, je n’aurais presque pas eu à m’en mêler : plus de six personnes ne peuvent jamais tomber d’accord sur rien, trois sont préférables – et une seule reste parfaite pour accomplir les tâches à exécuter… seul. C’est d’ailleurs pourquoi, au cours de l’Histoire, tous les parlements du monde n’ont été capables d’accomplir des choses que grâce à un petit nombre d’hommes forts qui dominaient les autres. Pas de panique, fiston, ce Congrès ad hoc ne fera rien… et même s’il adopte la moindre loi par pure lassitude, elle sera tellement grevée de contradictions qu’il faudra bien s’en débarrasser. Et pendant ce temps, ces gens ne se mettent pas dans nos jambes. En outre, il y a une raison à leur existence : nous en aurons besoin plus tard.
— Mais vous venez de dire qu’ils n’étaient capables de rien !
— Ce à quoi je pense, ils ne le feront pas. Un homme s’en chargera – un mort ; une fois bien fatigués, tard dans la nuit, ils voteront le résultat à l’unanimité.