— Quel mort ? Vous ne voulez pas parler de Mike ?
— Non, non ! Mike est bien plus vivant que toutes ces grandes gueules. Non, mon garçon, je parle de Thomas Jefferson : le premier anarchiste rationnel, un type qui a presque réussi à faire passer son non-système grâce à la plus belle rhétorique jamais écrite. Malheureusement, ils l’ont pris à son propre jeu, ce que j’espère, moi, pouvoir éviter. Ne pouvant pas améliorer son texte, je devrais me contenter de l’adapter au XXIe siècle lunatique.
— J’en ai déjà entendu parler. Il a libéré les esclaves, niet ?
— Disons qu’il a au moins essayé… Mais passons à autre chose : comment se déroulent les travaux de défense ? Je ne vois pas comment nous pourrons maintenir l’illusion après la date d’arrivée du prochain vaisseau.
— Nous n’aurons pas fini, c’est impossible.
— Mike dit qu’il faut impérativement être prêt.
Nous ne l’avons pas été, mais jamais le vaisseau n’est arrivé. Ces sacrés savants ont été plus malins que moi ou que les Lunatiques censés les surveiller et ont installé un engin au foyer du plus gros réflecteur. Leurs assistants se sont laissés berner par des phrases à double sens, ils ont cru à des travaux astronomiques, à une sorte d’innovation radio-télescopique.
Je suppose qu’il s’agissait bien de cela. Ils ont utilisé des ondes ultra-micrométriques qu’un guide d’ondes renvoyait sur le réflecteur, ce qui permettait de laisser l’écran dans l’alignement parfait du miroir. Cela s’inspirait beaucoup des premiers radars. Un filet métallique et un écran thermique cylindrique arrêtaient les radiations parasites, empêchant les « écoutes » que j’avais disposées d’entendre quoi que ce soit.
Ils ont transmis leur message, donnant leur propre version des événements, avec tous les détails. Nous avons été mis au courant parce que l’Autorité a demandé au Gardien de démentir cette mauvaise plaisanterie, de trouver le petit farceur et de mettre un terme à tout cela.
Au lieu d’obtempérer, nous leur avons envoyé une Déclaration d’Indépendance.
Le Congrès étant assemblé, le quatrième jour du mois de juillet 2076…
C’était merveilleux.
15
La signature de la Déclaration d’Indépendance s’est passée exactement comme Prof l’avait prévu. Il l’a annoncée à la fin d’une longue journée : une session extraordinaire au cours de laquelle Adam Selene devait prendre la parole. Adam a lu la déclaration à haute voix, en précisant chaque phrase, puis l’a relue d’une traite, sans lésiner sur les effets oratoires. Les gens en avaient les larmes aux yeux. Wyoh, assise à côté de moi, y est allée de sa petite larme, et moi-même je me suis senti ému alors que je l’avais déjà lue auparavant.
Puis Adam a déclaré en regardant le public : – L’avenir nous attend. Réfléchissez bien à ce que vous allez faire.
Il a alors demandé à Prof de prendre la place du président habituel pour mener les débats.
À 10 heures du soir, la discussion s’est engagée. Naturellement, chacun se disait partisan de la Déclaration : toute la journée, nous avions diffusé les nouvelles en provenance de Terra : nous n’étions qu’une bande de voyous, il fallait nous punir, nous donner une leçon et ainsi de suite. Nous n’avions même pas eu à pimenter ces commentaires : tout ce que nous recevions de Terra était à l’avenant – Mike avait juste oublié de transmettre les commentaires adverses. Si Luna s’est jamais sentie vraiment unie, c’est bien au cours de cette journée du 2 juillet 2076.
Ainsi, ils allaient la voter ; Prof le savait, avant même de la présenter.
Mais pas telle quelle.
— Honorable Président, dans le second paragraphe, le mot « analiénables » ne convient pas ; d’abord, cela s’écrit « inaliénables »… et, de toute façon, ne serait-il pas plus digne de parler plutôt de nos « droits sacrés » ? J’aimerais que ce point soit discuté.
Cet imbécile semblait presque sensé, un simple critique littéraire pas vraiment dangereux, comme des traces de levure dans la bière. Mais… bon sang ! il y avait aussi cette fichue bonne femme qui haïssait tout. Elle se tenait là, avec sa liste ; elle l’a lue à haute voix et voulait l’incorporer à la Déclaration de telle manière que les peuples de Terra sachent que nous étions civilisés et dignes de tenir notre place dans les Conseils de l’Humanité !
Prof ne s’est pas contenté de la laisser faire, il est allé jusqu’à l’encourager, lui permettant de parler longuement alors que d’autres voulaient prendre la parole… puis, brusquement, il a soumis sa proposition au vote, avant même qu’elle ne soit débattue. (Le Congrès obéissait à des règlements établis depuis plusieurs jours ; Prof les connaissait bien, mais il ne les appliquait que lorsque cela lui convenait.) Elle a été battue à plate couture et a quitté la séance.
Alors quelqu’un s’est levé pour dire que, bien sûr, cette longue liste n’avait rien à faire dans la Déclaration… Mais ne pouvions-nous pas avoir malgré tout des principes directeurs ? Peut-être serait-il bon d’ajouter un article par lequel l’État de Luna Libre garantissait la liberté, l’égalité et la sécurité de tous ? Rien de précis, juste ces principes fondamentaux sur lesquels, tout le monde le savait, se fondait tout gouvernement ?
C’était assez exact et nous avons acquiescé… mais ne valait-il pas mieux déclarer : « la Liberté, l’Égalité, la Paix et la Sécurité » ? Non, camarade ? Ils ont discuté encore pour savoir si la liberté incluait « la liberté de l’air » ou si cela faisait partie de la « sécurité ». Tant qu’à faire, pourquoi ne pas dire nommément « la liberté de l’air » ? Et encore un amendement pour ajouter « la liberté de l’air et de l’eau »… parce que l’on n’a pas de vraie liberté ni de vraie sécurité si l’on n’a ni air ni eau.
L’air, l’eau et la nourriture.
L’air, l’eau, la nourriture et le volume.
L’air, l’eau, la nourriture, le volume et la chaleur.
Non, remplacez la « chaleur » par l’« énergie » et tout y sera. Absolument tout.
— Mes amis, avez-vous complètement perdu l’esprit ? Nous nous éloignons du sujet et ce que vous avez négligé constitue un affront pour l’ensemble de la gente féminine… Osons le dire ! Je vous en prie, laissez-moi terminer. Nous devons leur faire savoir d’une manière ferme que nous n’autoriserons plus l’alunissage d’un seul vaisseau tant qu’il ne débarquera pas au moins autant de femmes que d’hommes. Au moins, ai-je dit… Pour ma part, je refuse de discuter si nous ne réglons pas d’abord, d’une manière formelle, le problème de l’immigration.
Jamais les fossettes de Prof n’ont disparu.
Nous avons apposé notre signature sur un grand rouleau de parchemin en provenance du « bureau d’Adam ». J’ai remarqué la signature d’Adam et j’ai signé juste après Hazel – bien que ne sachant pas encore lire couramment, l’enfant savait maintenant écrire. Sa signature était maladroite, mais grande et fière. Le camarade Clayton a signé de son pseudo du Parti, de son vrai nom en lettres romaines et une troisième fois en caractères japonais, trois petits idéogrammes les uns au-dessus des autres. Deux camarades ont signé d’une croix qu’ils ont fait certifier. Tous les chefs du Parti se trouvaient dans la salle cette nuit-là (ou ce matin-là), tous ont signé ainsi qu’une douzaine des bavards habituels encore présents. Chacun a apposé sa signature au bas d’un texte historique. C’est ainsi qu’ils ont engagé « leurs vies, leurs fortunes et leur honneur sacré ».