Alors que la foule s’écoulait lentement, les gens bavardaient entre eux. Prof a donné un coup de marteau pour demander un instant de silence.
— Je demande des volontaires pour une mission dangereuse. La présente Déclaration va être transmise par l’intermédiaire des agences de presse… mais il importe qu’elle soit présentée par une délégation aux Nations Fédérées, sur Terra.
Cela a fait cesser tout bruit. Prof me regardait, j’ai avalé ma salive et dit :
— Je me porte volontaire.
Wyoh a répondu, comme un écho :
— Moi aussi !
… et même la petite Hazel a crié :
— J’y vais !
En quelques instants, nous avons été une douzaine, depuis Finn Nielsen jusqu’au gospodin pinailleur (qui s’est d’ailleurs révélé un bon bougre en dehors de ses manies). Prof a pris note de nos noms et murmuré quelques mots indistincts au sujet du premier moyen de transport disponible.
J’ai pris Prof à part :
— Prof, vous êtes trop fatigué pour faire le saut. Vous savez bien que le vaisseau du 7 a été annulé et qu’ils parlent maintenant de mettre l’embargo sur nous. Le prochain qu’ils enverront sur Luna sera un croiseur de guerre. Comment avez-vous l’intention de voyager ? En tant que prisonnier ?
— Non, nous n’allons pas utiliser leurs vaisseaux.
— Ah, oui ! Nous allons donc en construire un ? Avez-vous une idée du temps qu’il nous faudra ? En admettant que nous soyons capables d’en construire un, ce dont je doute.
— Manuel, Mike dit qu’il doit en être ainsi… et il a tout préparé.
Je savais parfaitement ce que Mike avait dit ; il avait refait le tour du problème dés que nous avions appris que les brillantes personnalités de Richardson avaient décidé de mettre de l’ordre chez nous : il ne nous donnait plus qu’une chance sur cinquante-trois… à l’impérative condition que Prof se rende sur Terra. Moi, je ne suis pas de ceux qui se laissent décourager ; j’avais passé toute la journée à travailler dur pour concrétiser cette unique chance sur cinquante-trois.
— Mike va nous fournir le vaisseau, continuait Prof. Il en a dressé les plans ; la construction a commencé.
— Vraiment ? Depuis quand Mike est-il ingénieur ?
— Ne l’est-il pas ? m’a rétorqué Prof.
J’ai ouvert la bouche pour répondre, puis l’ai refermée. Mike n’avait peut-être pas de diplômes, mais il en connaissait davantage sur l’ingénierie que tout autre homme vivant. Idem sur les pièces de Shakespeare ou sur toutes les énigmes, sur l’histoire, sur n’importe quoi.
— Continuez.
— Manuel, nous nous rendrons sur Terra comme chargement de grain.
— Comment ? Et qui est ce « nous » ?
— Vous et moi. Les autres volontaires ne sont là que pour la galerie.
— Vous savez, Prof, j’ai travaillé dur, même si cette affaire me paraissait complètement idiote. J’ai porté ces poids – je les ai même sur moi – dans le cas où il me faudrait accomplir cet affreux voyage. Mais j’étais d’accord pour voyager dans un vaisseau, avec au moins un cyborg pour piloter et me permettre de débarquer en toute sécurité ; pas pour y aller sous forme d’une météorite.
— Très bien, Manuel. Je crois à la liberté du choix en toutes circonstances. Votre remplaçant prendra votre place.
— Mon… Qui ?
— La camarade Wyoming. Autant que je sache, c’est la seule autre personne qui se soit entraînée pour ce voyage… si on ne tient pas compte des quelques Terriens.
Ainsi j’y suis allé. J’ai quand même voulu parler avec Mike, au préalable.
— Man, mon premier ami, m’a-t-il dit avec douceur. Il ne faut pas t’en faire. Tu feras partie de l’expédition KM 187, série 76, et tu arriveras sans ennui à Bombay. Par sécurité – et pour te rassurer –, j’ai choisi cette barge parce qu’elle doit sortir de l’orbite de stationnement au moment où l’Inde sera juste en face de moi… et j’y ai ajoute un moteur supplémentaire pour vous soustraire des commandes au sol si je ne suis pas satisfait de la manière dont ils vous manipuleront. Fais-moi confiance, Man, j’ai réfléchi à tous les problèmes. Même notre décision de poursuivre les expéditions alors que la sécurité n’était plus assurée faisait partie de notre plan.
— Tu aurais pu m’en parler.
— Il était inutile de t’inquiéter. Prof devait être mis au courant ; je suis sans cesse resté en contact avec lui. Toi, il faudra seulement que tu prennes soin de lui, que tu le soutiennes… et que tu fasses son travail s’il meurt, un point sur lequel je ne peux absolument pas me montrer rassurant.
— Très bien, ai-je soupiré. Pourtant, Mike, tu ne crois pas sérieusement que tu seras capable de piloter une barge en douceur, et de la faire atterrir d’aussi loin ? La vitesse de la lumière seule te tromperait.
— Man, crois-tu que je ne connaisse rien à la balistique ? Quand vous serez en orbite d’attente, je disposerai de moins de quatre secondes entre l’émission de la demande, la réflexion et le renvoi des impulsions de commande… Et tu peux me faire confiance pour ne pas gaspiller les microsecondes. Ces quatre secondes correspondent à quelque trente-deux kilomètres, au cours desquels l’orbite va diminuant comme une asymptote pour atteindre le point zéro au moment de l’atterrissage. Mon temps de réponse sera en fait inférieur à celui d’un pilote humain qui atterrit manuellement car je ne perdrai pas de temps à étudier la situation et à décider des corrections à effectuer. J’ai donc un délai maximum de quatre secondes. Mais mon temps de réponse réel est bien inférieur, car je fais sans arrêt des projections et des prévisions en même temps que je programme. En réalité, je serai toujours en avance de quatre secondes sur vous et je répondrai immédiatement.
— Mais cette boîte d’acier n’a même pas d’altimètre !
— Elle en a un, maintenant. Man, je t’en prie, crois-moi : j’ai vraiment pensé à tout. La seule raison pour laquelle j’ai demandé ces instruments supplémentaires, c’est pour te rassurer. La tour ce contrôle de Poona n’a pas cafouillé une seule fois au cours des cinq mille dernières expéditions. Pour un ordinateur, c’est assez brillant !
— Bon. Euh… Mike, avec quelle force ces barges tombent-elles dans la mer ? Combien de G ?
— Pas beaucoup, Man. Dix fois la force de la pesanteur à l’injection, puis le programme s’affaiblit régulièrement et descend à 4 G. Vous serez alors de nouveau soumis à une force de 5 à 6 G, juste avant la chute dans l’eau. La chute en elle-même est douce, à peine 50 mètres de haut ; vous rentrerez l’ogive en avant, pour éviter un choc trop brutal, avec une force inférieure à 3 G. Vous remonterez ensuite et retomberez dans l’eau, avec douceur. Vous flotterez alors avec une pesanteur égale à 1 G. Man, ces coquilles sont bâties aussi légèrement que possible pour des raisons d’économie. Nous ne pouvons nous permettre de les malmener trop longtemps sous peine de détruire leurs joints.
— Merveilleux, Mike, mais j’aimerais quand même savoir ce que représentent, pour toi, 5 ou 6 G ? Ça te ferait sauter les joints ?
— J’ai dû être soumis à une accélération d’environ 6 G quand ils m’ont expédié ici. Dans mon état actuel, une pesanteur de 10 G détériorerait sans doute la plupart de mes connexions importantes. Mais je crains beaucoup plus les terribles accélérations transitoires auxquelles vont me soumettre les ondes de choc que nous recevrons quand Terra commencera à nous bombarder. Je n’ai pas de données suffisantes pour faire des prédictions… mais il n’est pas impossible que je perde alors le contrôle de mes fonctions extérieures, Man. Et cela pourrait bien se révéler d’une grande importance quant à la tactique que nous devrons adopter.