Je me demandais pourquoi elle paraissait ainsi certaine de mon opinion, au point de ne pas juger nécessaire de m’en parler auparavant. Je restais assis, embarrassé, mal à l’aise, car je savais que je devais parler : à la différence des autres, je connaissais un fait terriblement important qui aurait pu empêcher les choses d’aller aussi loin. Ça n’avait aucune importance pour moi mais ça en aurait pour Mamie et toutes nos femmes.
Je restais assis, comme un misérable lâche, silencieux.
Mamie a repris la parole :
— Parfait ! Faisons un tour de table. Ludmilla ?
— Moi ? Pourquoi ? J’aime Wyoh ; tout le monde le sait.
— Naturellement !
— Leonore chérie ?
— Je peux toujours essayer de lui demander de redevenir brune, comme cela nous nous compléterons mieux. Elle est plus blonde que moi, je ne lui vois pas d’autre défaut. Da !
— Sidris ?
— À deux mains ! Wyoh est le genre de fille qu’il nous faut.
— Anna ?
— J’ai quelque chose à dire avant de donner mon accord, Mimi.
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire, chérie.
— Je vais pourtant tout étaler au grand jour, comme Tillie l’a toujours fait, comme le veut la tradition. Dans notre ménage, les femmes ont toujours apporté leur contribution en donnant des enfants à la famille. Vous serez peut-être surpris, du moins certains d’entre vous, d’apprendre que Wyoh a eu huit enfants…
Sans doute surpris, Ali a sursauté et ouvert tout grand la bouche. Moi, je regardais mon assiette. Oh ! Wyoh. Wyoh ! Comment ai-je laissé faire cela ? Maintenant, il fallait que je prenne la parole.
Je me suis rendu compte qu’Anna continuait de parler :
— … ainsi, elle peut maintenant avoir ses propres enfants à elle, l’opération a été un plein succès. Elle a l’angoisse d’avoir un autre enfant malformé, cas improbable selon la direction de la clinique de Hong-Kong. Il nous faudra donc l’aimer suffisamment pour l’empêcher de s’inquiéter.
— Nous l’aimerons, a assuré Mamie avec sérénité. Nous l’aimons déjà en fait. Anna, maintenant, es-tu prête à donner ton avis ?
— C’est à peine nécessaire, n’est-ce pas ? Je suis allée à Hong-Kong avec elle et je lui ai tenu la main pendant qu’on lui déliait les trompes. Je choisis Wyoh.
— Dans cette famille, a continué Mamie, nous avons toujours accordé à nos maris un droit de veto. C’est peut-être une drôle de coutume, mais c’est Tillie qui l’a établie et cela nous a toujours réussi. Alors, grand-papa ?
— Euh… Qu’est-ce que tu disais, ma chérie ?
— Nous sommes en train d’adopter Wyoming, gospodin grand-papa. Donnes-tu ton consentement ?
— Comment ? Ah, oui ! naturellement ! Une gentille petite fille… À propos, qu’est donc devenue cette jolie petite afro qui avait un visage similaire ? Elle en a eu assez de nous ?
— Greg ?
— C’est moi qui l’ai proposée.
— Manuel, mets-tu ton veto ?
— Moi ? Pourquoi ? Tu me connais, Mamie.
— Je te connais. Mais je me demande parfois si toi tu te connais. Hans ?
— Qu’arriverait-il si je disais non ?
— Tu y perdrais quelques dents, c’est tout, a immédiatement répondu Leonore. Hans, vote oui.
— Taisez-vous, les chéris, a commandé Mamie avec une pointe de reproche dans la voix. Opter quelqu’un est une chose sérieuse. Hans, parle !
— Da ! Yes ! Ja ! Oui ! Si ! Il était grand temps que nous ayons une jolie blonde comme cette… Aïe !
— Leonore, suffit ! Frank ?
— Oui, Mamie.
— Ali chéri ? C’est donc l’unanimité ?
Le brave garçon est devenu rouge comme une pivoine et n’a pas pu prononcer un mot. Il a juste approuvé de la tête avec force.
Au lieu de désigner un mari et une épouse pour aller voir celle qui avait été choisie et lui demander d’opter pour nous, Mamie a aussitôt envoyé Ludmilla et Anna chercher Wyoh : elle ne se trouvait pas plus loin que le salon Bon Teint. Ce n’était d’ailleurs pas la seule irrégularité ; plutôt que de fixer une date et d’organiser une réunion d’épousailles, on a appelé les enfants et, vingt minutes plus tard Greg a ouvert son livre de prières pour que nous procédions à l’échange des consentements… J’ai quand même réussi à comprendre, dans ma tête de lard, que cela se faisait à une vitesse à tout casser parce que je risquais moi-même de me casser le cou le lendemain.
Outre le message d’amour familial qu’ainsi ils m’offraient, cela ne faisait pas vraiment de différence pour moi : une épousée passe toujours sa première nuit avec le mari-aîné. Et je devais passer la nuit du lendemain et celle du surlendemain dans l’espace. Cela m’a cependant fait quelque chose et, quand les femmes se sont mises à pleurer au cours de la cérémonie, j’ai moi aussi versé une larme.
Après que Wyoh nous eut embrassés et quittés, au bras de grand-papa, je suis allé me coucher, tout seul, dans mon atelier. J’étais terriblement fatigué, les deux dernières journées avaient été pénibles. J’ai pensé à faire un peu d’entraînement avant d’estimer que, de toute manière, c’était trop tard ; j’ai aussi pensé à appeler Mike pour lui demander les dernières nouvelles de Terra. Puis je suis allé au lit.
J’étais assoupi depuis un certain temps quand, tout à coup, je me suis rendu compte que quelqu’un se tenait debout dans la chambre.
— Manuel ? me souffla-t-on dans l’obscurité.
— Quoi ? Ah ! Wyoh ! Ce n’est pas là que tu devrais te trouver, chérie.
— Mais si, mon mari. Mamie sait que je suis ici, et Greg aussi. Quant à grand-papa, il dort déjà.
— Oh ! quelle heure est-il ?
— Quatre heures environ. Je t’en prie, chéri, puis-je te rejoindre au lit ?
— Quoi ? Bien sûr ! (Il y avait quelque chose dont je devais me souvenir… Ah, oui :) Mike !
— Oui, Man ? a-t-il répondu.
— Décroche. N’écoute pas. Si tu veux me parler, appelle-moi par le téléphone familial.
— C’est ce que m’a déjà dit Wyoh, Man. Mes félicitations !
Puis Wyoh a enfoui sa tête dans le creux de mon épaule et je lui ai passé mon bras droit autour du cou.
— Pourquoi pleures-tu, Wyoh ?
— Je ne pleure pas ! Mais j’ai tellement peur que tu ne reviennes pas !
16
Je me suis réveillé, effrayé ; il faisait encore nuit noire.
— Manuel !
Je ne savais plus dans quel sens j’étais.
— Manuel ! – on m’appelait encore – réveille-toi !
Ça m’a rappelé quelque chose : un signal censé me remettre en état. Je me souvenais avoir été étendu sur une table d’opération dans l’infirmerie du Complexe, les yeux fixés sur une grosse lampe pendant que l’on me parlait et que des drogues s’infiltraient dans mes veines. Cela remontait à des siècles, une éternité de cauchemar, de souffrance, de tension insupportable.
Je comprenais maintenant la cause de ce sentiment de chute qui n’en finissait pas, je l’avais déjà ressenti auparavant : je me trouvais dans l’espace.
Qu’est-ce qui n’avait pas marché ? Mike aurait-il fait une erreur de quelques décimales ? Ou se laissant aller à son caractère puéril, m’avait-il fait une plaisanterie sans se rendre compte qu’il pouvait me tuer ? Mais alors, après toutes ces années de souffrance, pourquoi restais-je encore en vie ? L’étais-je seulement, d’ailleurs ? J’éprouvais peut-être les sensations que ressentent les fantômes, ce sentiment de solitude, de perdition, de ne se trouver nulle part ?