— Réveille-toi, Manuel ! Réveille-toi, Manuel !
— La ferme ! ai-je hurlé. Boucle ta foutue transmission !
L’enregistrement se poursuivait sans que j’y fasse attention. Où se trouvait ce foutu interrupteur ? Non, il ne faut pas souffrir un siècle d’accélération à 3 G pour échapper à l’attraction lunaire, ce n’est qu’une impression. Il ne faut que quatre-vingt-deux secondes, mais cela paraît vraiment très long pour le système nerveux humain, qui en ressent les moindres microsecondes. 3 G représentent dix-huit fois le poids d’un Lunatique.
J’ai alors découvert que ces crétins d’ingénieurs ne m’avaient pas fixé mon bras ; pour quelque raison idiote, ils me l’avaient ôté en m’attachant et à ce moment, j’avais été trop engourdi par les drogues et autres calmants qu’ils m’avaient fait ingurgiter pour penser à protester. Je n’avais pas douté un instant qu’ils allaient me le remettre. Malheureusement ce satané interrupteur se trouvait à ma gauche et la manche gauche de ma combinaison pressurisée était vide…
J’ai passé les dix années suivantes à essayer de me détacher avec une seule main, puis j’ai enduré une peine de vingt ans de travaux forcés à flotter dans l’obscurité avant de pouvoir retrouver ma couchette, incapable de savoir où se trouvait la tête, ce qui m’aurait permis de retrouver l’interrupteur au toucher. Le compartiment dans lequel je me trouvais ne mesurait pas plus de deux mètres dans sa plus grande dimension ; il me semblait pourtant plus spacieux que le Vieux Dôme pendant cette période de chute libre et d’obscurité totale. J’ai quand même fini par trouver ce satané bouton, et la lumière fut.
(Ne me demandez surtout pas pourquoi ce cercueil volant n’avait pas au moins trois systèmes d’éclairage fonctionnant tous en même temps ; question d’habitude, probablement. Un système d’éclairage suppose un interrupteur pour le mettre en marche, niet ? Ledit matériel ayant été construit en deux jours, j’aurais dû m’estimer heureux que l’interrupteur ait fonctionné.)
Éclairé, le volume m’a paru réduit de 10 % et j’ai commencé à souffrir de claustrophobie. Alors j’ai pensé à regarder Prof.
Mort, apparemment. Bon, il avait toutes les excuses pour s’être laissé mourir. Je l’ai envié, mais il fallait quand même que je vérifie son pouls, sa respiration et d’autres choses de ce genre, dans le cas où il n’aurait pas eu de bol. Une fois de plus je me suis empêtré, et pas seulement parce que je n’avais qu’un bras : ils avaient séché et comprimé le grain comme à l’ordinaire avant le chargement, et la cabine était supposée pressurisée ; oh ! ne vous imaginez rien d’extraordinaire, ce n’était jamais qu’un réservoir avec un peu d’air dedans ! Nos combinaisons devaient en principe nous fournir tout le nécessaire à la survie pendant deux jours ; mais la meilleure combinaison reste plus confortable dans un environnement pressurisé que dans le vide, et de toute façon j’étais supposé savoir m’occuper de mon malade.
Or je ne le pouvais pas. Je n’avais pas besoin de lui ouvrir son casque pour savoir que cette boîte de conserve n’était pas restée étanche ; je l’ai su immédiatement, rien qu’en regardant l’apparence de la combinaison. J’avais certes des médicaments à administrer à Prof, des stimulants cardiaques et tout le reste, dans des seringues toutes prêtes supposées me permettre de les lui injecter à travers sa combinaison. Mais comment vérifier son pouls et sa respiration ? On lui avait fourni une combinaison bon marché, sans indicateurs extérieurs, de celles que l’on vend aux Lunatiques qui quittent rarement leurs terriers.
Il avait la mâchoire pendante et les yeux grands ouverts. Mort et bien mort, ai-je pensé. Nul besoin de le tourmenter davantage, il s’était éliminé lui-même. J’ai quand même essayé de sentir son pouls sur la carotide mais son casque m’en empêchait.
On nous avait fourni une horloge programmable, geste bien aimable de leur part, qui m’indiquait que je voyageais inconscient depuis quarante-quatre heures, conformément au plan établi. Dans trois heures, nous allions recevoir un terrible coup de pied destiné à nous placer en orbite d’attente autour de Terra. Nous devions alors décrire deux révolutions de trois heures, au bout desquelles commencerait le programme d’atterrissage… si la tour de contrôle de Poona n’avait pas changé d’idée et ne décidait pas de nous laisser sur orbite. C’était improbable : on ne laisse pas le grain dans le vide plus longtemps que nécessaire, car il a en effet tendance à gonfler, à se transformer en pop-corn, ce qui non seulement lui fait perdre de la valeur mais peut de surcroît fendre les réservoirs comme une pastèque. N’était-ce pas merveilleux ? Pourquoi diable nous avaient-ils expédiés avec un chargement de grain ? Pourquoi n’avaient-ils pas complété le chargement avec des cailloux, qui se fichent pas mal de flotter dans le vide ?
J’ai eu tout le temps de réfléchir à ces problèmes, et aussi celui de souffrir de la soif. J’ai bu une demi-gorgée, pas davantage, pour éviter d’avoir à supporter une accélération de 6 G la vessie pleine (je n’aurais pas dû m’en inquiéter puisque sans me le dire, ils nous avaient mis des sondes).
Juste avant la procédure, j’ai décidé que cela ne pourrait faire aucun mal à Prof si je lui administrais la dose en principe prévue pour lui permettre de supporter de fortes accélérations ; lorsque nous serions sur l’orbite d’attente, je lui donnerais alors un stimulant cardiaque… il me semblait bien, en effet, que rien ne pouvait plus le faire souffrir.
Après lui avoir injecté le premier sérum, j’ai passé les quelques minutes restantes à m’attacher de nouveau, d’une seule main. J’enrageais de ne pas connaître le nom de celui qui avait oublié de me remettre mon bras gauche ; je serais allé lui apprendre à vivre.
Une accélération de 10 G vous place en orbite autour de Terra en seulement 3,26 x 10 puissance 7 microsecondes ; cela paraît pourtant bien plus long, vu qu’une telle accélération est environ soixante fois plus forte que ce que l’on devrait normalement faire supporter à un fragile amas de protoplasme. Disons, trente-trois secondes. Ma parole ! Après tout, mes ancêtres de Salem avaient dû passer une demi-minute bien pire lorsqu’on les avait torturées !
J’ai donné à Prof son stimulant cardiaque, puis j’ai passé les trois heures suivantes à essayer de savoir si j’allais me droguer moi-même en prévision de l’atterrissage. J’ai décidé de m’abstenir. Tous ces mélanges que l’on m’avait fait avaler au moment du catapultage n’avaient eu comme seul résultat que de m’épargner une minute et demie de gêne et deux jours d’ennui ; en contrepartie ils m’avaient prodigué un siècle d’affreux cauchemars… en outre, si ces minutes devaient être mes toutes dernières, j’avais décidé d’assister à l’expérience. Si désagréables qu’elles puissent être, elles m’appartenaient et je n’avais pas l’intention de les éviter.
Elles ont été désagréables. On ne se sent pas beaucoup mieux sous 6 G que sous 10, ça paraît même pire. 4 G ne changent rien. Nous avons été encore plus violemment bousculés et, tout à coup, pendant quelques secondes… chute libre. Enfin, l’amerrissage, qui n’a rien eu de « doux » ; nous l’avons amorti avec les courroies, pas avec les coussins, vu que nous sommes entrés dans la mer la tête la première. Je ne crois pas non plus que Mike s’était rendu compte qu’après un profond plongeon, nous allions revenir à la surface et retomber avec force avant de nous mettre tout simplement à flotter. Les vers de Terre appellent cela « flotter », mais ça n’a rien à voir avec ce que vous ressentez quand vous planez en chute libre ; vous êtes quand même soumis à une pesanteur de 1 G, six fois la pesanteur normale, sans parler d’un affreux roulis. Quelles secousses ! Mike nous avait affirmé que nous ne serions pas exposés à trop de radiations solaires à l’intérieur de ce corset de fer. Mais il n’avait pas porté le même intérêt au climat terrestre dans l’océan Indien ; comme les conditions atmosphériques convenaient aux expéditions de grain, il avait sans doute supposé qu’elles iraient aussi pour nous… c’est d’ailleurs ce que j’aurais pensé moi aussi, avant.