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— Tout de suite, ma chère[8].

— Vous êtes donc un lord ?

— Comte, en principe ; je peux même prétendre, en poussant un peu, appartenir au clan des MacGregor. Le sang bleu aide parfois beaucoup. Tous ces gens sont malheureux depuis qu’ils ont perdu leurs monarchies.

En partant, il a caressé la croupe de l’infirmière ; au lieu de crier, celle-ci a tortillé des fesses. Elle était toute souriante en se penchant sur moi. Stu allait vraiment devoir faire attention à ses manières à son retour sur Luna. S’il y retournait jamais.

Elle m’a demandé comment je me sentais. Je lui ai répondu que j’avais faim.

— Ma sœur, est-ce que vous n’auriez pas vu un bras, une prothèse, dans nos bagages ?

Elle savait où il se trouvait, et je me suis senti bien mieux avec mon bras numéro six. J’avais aussi emmené le numéro trois, ainsi que mon bras de sortie. Le numéro deux devait probablement toujours se trouver dans le Complexe ; j’espérais que quelqu’un en prendrait soin. De toute manière, le numéro six est mon bras à tout faire ; avec lui et mon bras de sortie, tout devait bien se passer.

* * *

Deux jours plus tard, nous sommes partis pour Agra afin de présenter nos lettres de créance aux Nations Fédérées. Éprouvé par la grande pesanteur, je n’étais pas au mieux de ma forme : je parvenais néanmoins à faire beaucoup de choses dans un fauteuil roulant, parvenant même à marcher un peu seul, ce dont je m’abstenais en public. Le plus gênant était mon mal de gorge, et je n’ai échappé à une pneumonie que grâce à de nombreux médicaments ; je peinais à trouver mon équilibre, j’avais la peau des mains douloureuse et les pieds qui pelaient, comme à chacun de mes séjours dans ce trou malsain, ce véritable bouillon de culture qu’on appelle Terra. Nous, les Lunatiques, ne connaissons pas notre bonheur : vivre dans un lieu soumis à la plus exigeante des quarantaines, qui ne connaît pas la vermine et dans lequel nous pouvons « faire le vide » chaque fois que nécessaire. À moins que nous ne soyons bien malheureux, au contraire, puisque nous ne sommes absolument pas immunisés en cas de besoin. N’exagérons pourtant pas : jamais je n’avais entendu parler de « maladies vénériennes » avant d’aller sur Terra pour la première fois, et j’avais toujours cru que seuls les mineurs de glace savaient ce que voulait dire « prendre froid ».

J’avais d’autres raisons de m’inquiéter : Stu nous avait fait parvenir un message d’Adam Selene rédigé avec des mots à double sens, de telle manière que même Stu en ignorait la véritable signification. Ce message m’apprenait que nos chances avaient chuté : à peine une sur cent. Je me demandais quelle avait été l’utilité de ce voyage dangereux et idiot s’il aggravait les choses… D’ailleurs, Mike pouvait-il seulement savoir avec exactitude combien de chances nous avions ? Je ne comprenais pas comment il les calculait, quel que soit le nombre de données à sa disposition.

Prof, lui, ne semblait pas ennuyé. Il parlait aux bataillons de journalistes, souriait dès qu’on le photographiait, faisait des déclarations, disait au monde entier qu’il faisait entière confiance aux Nations Fédérées, qu’il serait fait droit à nos justes revendications. Il tenait tout particulièrement à remercier « les Amis de Luna Libre » de l’aide merveilleuse qu’ils avaient apportée à l’histoire de notre nation petite mais si courageuse, en la faisant connaître à ce bon peuple de Terra (les A.L.L. étant composés de Stu, d’une société de publicité, de quelques centaines de signataires chroniques de pétitions, et surtout d’une énorme quantité de dollars de Hong-Kong).

On m’avait aussi photographié, mais j’avais esquivé les questions en montrant ma gorge douloureuse.

À Agra, on nous a logés dans un magnifique hôtel, qui avait jadis été le palais d’un maharajah (et qui lui appartenait toujours, alors que le régime de l’Inde se déclarait socialiste !) et nous avons continué à subir tant d’interviews et de séances de photographie que j’osais à peine me lever de mon fauteuil roulant, même pour aller aux W.-C. – Prof avait donné l’ordre de ne jamais nous laisser photographier en position verticale. Il restait constamment dans son lit ou sur un brancard – faisait sa toilette, ses besoins… absolument tout allongé –, par mesure de sécurité, étant donné son âge et sa constitution de Lunatique, mais aussi à cause des photographies. Des centaines de millions d’écrans vidéo diffusaient sans arrêt son portrait, faisant connaître ses fossettes et sa personnalité étonnante, merveilleuse, persuasive.

Sa faconde ne nous a cependant pas permis de nous rendre n’importe où dans Agra ; Prof a été transporté dans le bureau du président de l’Assemblée plénière et l’on m’a, pour ma part, poussé à côté de lui. C’est là qu’il a essayé de présenter ses Lettres de Créance en tant qu’ambassadeur auprès des Nations Fédérées et sénateur du futur Parlement de Luna. On l’a alors renvoyé au secrétaire général, dans les bureaux duquel on nous a fait attendre dix minutes en compagnie d’un de ses adjoints qui se curait les dents ; il nous a répondu qu’il n’acceptait nos « lettres de créance » que « sous réserve et sans que cela impliquât une quelconque reconnaissance officielle ». Nos Lettres ont été expédiées au Comité de reconnaissance, qui s’est assis dessus.

Je ne tenais pas en place ; Prof, lui, lisait Keats. Quant aux barges de grain, elles continuaient de parvenir à Bombay.

Et cela me rassurait, en quelque sorte. Pour le vol entre Bombay et Agra, nous nous étions levés avant l’aube et nous avions débarqué dans une ville qui s’éveillait tout juste. Tous les Lunatiques ont leur trou, luxueux comme les tunnels Davis – forés depuis longtemps –, ou bien seulement de fortune, à même le roc ; le volume ne pose pas de problème et n’en posera sans doute pas avant des siècles.

Bombay grouille comme une véritable ruche. D’après ce que l’on m’a dit, plus d’un million d’habitants de cette cité ne possèdent pas de maison, mais seulement un emplacement sur le trottoir. Une famille peut fort bien détenir le droit (et le transmettre par testament, de génération en génération) de dormir sur un bout de trottoir de deux mètres de long sur un de large, en un lieu bien défini, devant telle ou telle boutique. Et des familles entières dorment ainsi, la mère, le père, les gosses, et parfois une grand-mère. Non, je ne l’aurais jamais cru sans le voir. À l’aurore, les boulevards, les trottoirs de Bombay et même les ponts sont couverts d’un épais tapis humain. Que font-ils tous ? Où travaillent-ils ? Comment mangent-ils ? (Ils ne semblaient pas beaucoup manger, soit dit en passant : on pouvait compter leurs côtes.)

Si je n’avais pas eu foi dans la simple arithmétique qui démontrait l’impossibilité de poursuivre les expéditions en direction de Terra sans recevoir des cargaisons de retour, j’aurais abandonné la partie. Pourtant… Urgcnep : « Un repas gratuit, cela n’existe pas », sur Luna comme à Bombay.

En fin de compte, nous avons quand même obtenu un rendez-vous avec un « Comité d’Enquête ». Prof n’avait rien demandé de tel, juste à se faire entendre par le Sénat en séance plénière et devant les caméras. La seule de cette session était celle du circuit vidéo intérieur. Tout restait confidentiel ; pas trop, heureusement, puisque j’avais quand même un petit magnétophone. Il n’a fallu que deux minutes à Prof pour s’apercevoir que ce Comité n’était constitué que de personnalités de l’Autorité Lunaire ou de leurs prête-noms.

Cela restait malgré tout une chance de parler, et Prof les a traités comme s’ils avaient le pouvoir de reconnaître l’indépendance de Luna, et l’intention de le faire. Eux, au contraire, nous ont traités comme des enfants indisciplinés ou des criminels à condamner.

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En français dans le texte.