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On a permis à Prof de faire une déclaration officielle. Abstraction faite de toutes les fioritures, il a affirmé que Luna se présentait comme un État souverain doté d’un gouvernement de fait, qui connaissait la paix et l’ordre, avec un président provisoire et un cabinet s’occupant des affaires courantes dont les membres souhaitaient vivement retrouver leur vie privée des que le Congrès aurait promulgué une Constitution écrite… Si nous nous trouvions ici, c’était pour demander une reconnaissance officielle de Luna, pour qu’elle obtienne la place qui lui revenait dans les Conseils de l’Humanité : qu’elle devienne membre des Nations Fédérées.

Le discours de Prof prenait bien quelque liberté avec la vérité, mais personne ne pouvait s’en rendre compte. Notre « président provisoire » était un ordinateur et notre « cabinet » se composait de Wyoh, de Finn, du camarade Clayton et de Terence Sheehan, le directeur de la Pravda, plus Wolfgang Korsakov, le président du conseil d’administration de la LuNoHoCo et d’un des directeurs de la Banque de Hong-Kong Lunaire. Wyoh demeurait alors l’unique personne sur Luna à savoir qu’« Adam Selene » tenait lieu de couverture pour un ordinateur. Elle s’était même montrée fort nerveuse à cette idée.

D’ailleurs, la « lubie » d’Adam de ne jamais se laisser voir autrement que par la vidéo nous causait quelques ennuis. Nous avons fait de notre mieux pour justifier cela comme étant une « mesure de sécurité » : nous avons nous-mêmes fait exploser une petite bombe dans nos bureaux, précédemment ceux de l’Autorité à Luna City. Après cette « tentative d’assassinat », ceux parmi les camarades qui avaient le plus critiqué le refus d’Adam de se montrer en public ont exigé qu’il ne prenne plus désormais le moindre risque… et nous avons appuyé ces demandes par des éditoriaux.

Je me demandais pourtant, alors que Prof parlait à ces pompeux crétins, ce qu’ils auraient pensé s’ils avaient su que notre « président » était en réalité du matériel informatique appartenant à l’Autorité elle-même.

En fait, ils se sont contentés de le toiser avec une désapprobation manifeste, insensibles à sa rhétorique – alors qu’il s’agissait sans doute de la meilleure performance de toute sa vie, accomplie couché sur le dos, dans un microphone, sans utiliser la moindre note ni voir son auditoire.

Après le discours de Prof, ils ont sonné la charge. Un des membres, délégué de l’Argentine – ils n’ont jamais donné leurs noms, nous n’étions pas des gens socialement acceptables –, cet Argentin, donc, s’est opposé au terme de « précédent Gardien », qu’avait utilisé Prof ; cette appellation était tombée en désuétude depuis près d’un demi-siècle et il demandait avec insistance qu’elle fût rayée du compte rendu des débats et remplacée par son titre exact : « Protecteur des Colonies Lunaires pour le compte de l’Autorité Lunaire ». Toute autre désignation constituait une offense à la dignité de ladite Autorité.

Prof a demandé la parole. « L’honorable président » a donné la parole à Prof, sur sa demande ; il s’est contenté de déclarer que l’Autorité restait libre d’appeler ses serviteurs de la manière qui lui plaisait et qu’il n’avait aucunement l’intention de porter offense à la dignité d’aucun des services des Nations Fédérées, mais qu’en ce qui concernait les fonctions de cette charge – les anciennes fonctions de cette ancienne charge –, les citoyens de l’État Libre de Luna continueraient probablement de le désigner sous son nom traditionnel.

Résultat : six membres environ de l’assemblée ont essayé de parler en même temps. Quelqu’un s’opposait à l’emploi des termes « Luna » et encore plus à ceux d’« État Libre de Luna », alors qu’il s’agissait de la Lune, satellite de la Terre et propriété des Nations Fédérées, tout comme l’Antarctique… Il ajouta que cette procédure n’était qu’une sinistre farce.

Nous avions tendance à penser comme lui sur ce dernier point. Le président a demandé au délégué de l’Amérique du Nord de bien vouloir respecter l’ordre du jour et de faire ses remarques par l’intermédiaire du président de séance. Le président devait-il comprendre, après la dernière interruption du témoin, que ce soi-disant régime prétendait se mêler du système de relégation des condamnés ?

Prof n’a pas refusé le combat et s’est montré ferme :

— Monsieur le président, j’ai moi-même été déporté et Luna est maintenant ma patrie bien-aimée. Mon collègue, l’honorable sous-secrétaire aux Affaires étrangères, le colonel O’Kelly Davis (moi-même !) est quant à lui né sur Luna ; il a la fierté de représenter la quatrième génération de déportés. Luna est devenue forte grâce à tous ceux que vous avez rejetés. Donnez-nous vos pauvres, vos malheureux, et nous leur ferons bon accueil. Luna a de la place pour eux, environ 40 millions de kilomètres carrés, une superficie plus importante que celle de l’Afrique, et presque totalement déserte. Mieux encore, notre mode de vie consistant à occuper non la surface mais le volume, l’esprit humain ne peut concevoir le jour où Luna devra refuser le débarquement de pauvres apatrides.

— Le témoin est prié de s’abstenir de faire des discours, a rappelé le président. Vos effets oratoires signifient-ils que le groupement que vous représentez acceptera les envois de prisonniers, comme par le passé ?

— Non, monsieur.

— Comment ? Expliquez-vous.

— Dès qu’un immigrant pose un pied sur Luna aujourd’hui, dès cet instant, il devient un homme libre, peu nous importe sa condition antérieure ; il peut aller où bon lui semble.

— Ah oui ? Comment empêcher alors un déporté de sortir des limites, de grimper sur un autre vaisseau et de revenir ici ? Je m’avoue étonné de votre apparente bonne volonté pour les accueillir… Nous, nous n’en voulons plus. C’est notre manière humaine de nous débarrasser des incorrigibles autrement que par l’exécution.

(J’aurais pu lui indiquer plusieurs choses qui contredisaient ses dires. De toute évidence, il n’avait jamais mis les pieds sur Luna. Quant aux « incorrigibles », si tant est qu’ils le soient, Luna les a toujours éliminés beaucoup plus vite que Terra. Dans mon enfance, ils nous avaient envoyé un vrai gangster, je crois qu’il s’agissait d’un chef de bande de Los Angeles ; il était arrivé avec toute une troupe de comparses, ses gardes du corps, prêt à mettre la main sur Luna comme il l’avait fait d’après les rumeurs dans une prison située quelque part sur Terre.

Aucun de ces types n’a survécu plus de deux semaines. Le chef de bande n’est même pas arrivé jusqu’aux casernes : il n’avait pas écouté quand on lui avait indiqué comment se servir d’une combinaison pressurisée.)

— Non, Monsieur, rien ne l’empêchera de rentrer chez lui, du moins en ce qui nous concerne, a répondu Prof. Mais il faut peut-être ajouter que votre police, sur Terra, lui donnera à penser. Je n’ai jamais entendu parler d’un déporté arrivant avec assez d’argent pour s’acheter un billet de retour. Mais est-ce vraiment un problème ? Les vaisseaux vous appartiennent, Luna n’en possède pas. Permettez-moi d’ajouter, à ce sujet, que nous déplorons l’annulation du vaisseau prévu ce mois-ci. Non pour me plaindre que cela ait forcé mon collègue et moi-même (Prof s’est interrompu pour sourire), à utiliser un moyen de transport fort peu classique. J’espère cependant que ceci ne traduit pas un changement de directive. Luna n’a aucun motif de querelle avec vous ; vos vaisseaux seront toujours les bienvenus, votre commerce nous convient, nous sommes en paix et nous désirons le rester. Je vous prie de remarquer que toutes les expéditions de grain prévues ont été effectuées en temps utile.