(Prof avait vraiment le don de changer de sujet.)
Ils ont alors discuté de problèmes mineurs. Un petit fouineur d’Amérique du Nord a voulu savoir ce qui était réellement arrivé au « Gard…» et il s’était repris à temps : au « Protecteur, le sénateur Hobart ». Prof lui a répondu qu’il avait été victime d’une attaque (un « coup d’État » n’est-il pas une « attaque » ?) et que son état ne lui permettait plus de remplir ses fonctions… qu’il était cependant en bonne santé et sous surveillance médicale constante.
Prof a ajouté pensivement que la vigilance de ce vieux monsieur devait avoir baissé ces derniers temps, au vu de toutes les indiscrétions et autres interférences qu’il s’était permises depuis un an à l’égard de citoyens libres, y compris ceux qui n’étaient pas et n’avaient jamais été des déportés.
Une histoire pas trop difficile à avaler : quand ces fichus savants s’étaient arrangés pour donner des nouvelles sur notre coup d’État, ils avaient annoncé la mort du Gardien… tandis que Mike, se faisant passer pour lui, l’avait gardé en vie et même en fonction. Quand l’Autorité sur Terre avait demandé au Gardien un rapport sur ces rumeurs incontrôlées, Mike après discussion avec Prof, avait accepté la communication et donné une excellente imitation de sénilité, s’arrangeant pour démentir, puis confirmer, et surtout confondre tous les événements. Notre Déclaration avait suivi, et des lors… plus de nouvelles du Gardien, ou même de son alter ego informatique. Trois jours plus tard, nous déclarions notre indépendance.
Ce Nord-Américain voulait savoir pour quelles raisons ils iraient croire à la véracité d’une seule de ces déclarations. Prof a souri de son sourire le plus innocent – il a même fait un effort pour étendre une main devant lui avant de la laisser retomber sur la couverture.
— L’honorable délégué de l’Amérique du Nord est invité à venir sur Luna voir le sénateur Hobart sur son lit de malade pour se rendre compte par lui-même. J’ajouterai que tous les citoyens de Terra sont cordialement invités sur Luna. Nous désirons être vos amis, nous sommes pacifiques, nous n’avons rien à cacher. Mon seul regret est que mon pays soit incapable de fournir le moyen de transport ; pour ce problème, nous devrons avoir recours à vous.
Le délégué Chinois regardait Prof d’un air pensif. S’il était resté silencieux, il n’avait rien perdu de la conversation.
Le président a ajourné la séance jusqu’à 15 heures. Ils nous ont fourni une chambre isolée et apporté à déjeuner. Quand j’ai voulu parler, Prof a secoué négativement la tête, regardant tout autour de la pièce en se touchant l’oreille du doigt. Aussi je me suis tu. Prof s’est enfoui sous sa couverture ; je me suis levé de mon fauteuil roulant pour le rejoindre. Sur Terra, nous dormions comme nous pouvions, chaque fois que nous le pouvions, mais jamais assez.
Ils ne sont pas venus nous chercher avant 16 heures ; le Comité siégeait déjà. Le président a lui-même fait une entorse à son règlement contre les discours à rallonge et nous a longuement adressé la parole, sur un ton plus triste que violent.
Il a commencé par nous rappeler que l’Autorité Lunaire constituait un organisme apolitique, solennellement chargé de garantir que le satellite de la Terre, la Lune – Luna comme certains l’appelaient –, ne serait jamais utilisé à des fins militaires. Il nous a assuré que l’Autorité avait pendant plus d’un siècle fait observer cette loi sacrée, alors même que des gouvernements tombaient, que d’autres les remplaçaient, que des alliances se créaient et se défaisaient. L’Autorité était encore plus vieille que les Nations Fédérées elles-mêmes, car elle tenait sa légitimité d’une société internationale plus ancienne encore. Elle avait rempli son mandat assez bien pour surmonter les guerres, les tempêtes et les renversements d’alliances.
(Quelles nouvelles ! Mais vous voyez où il voulait en venir ?)
— L’Autorité Lunaire ne peut en aucun cas abandonner son mandat, nous a-t-il dit solennellement. Toutefois, il ne semble pas qu’il y ait d’obstacle insurmontable pour que les colons Lunaires, s’ils font preuve d’assez de maturité politique, obtiennent une certaine autonomie. Il est possible de prendre ce vœu en considération, tout dépend de leur comportement – de votre comportement, devrais-je dire. Les émeutes et les atteintes à la propriété ne doivent pas se reproduire.
Je m’attendais à ce qu’il nous parle des quatre-vingt-dix dragons tués ; il n’y a jamais fait allusion. Je serais incapable de devenir un bon homme d’État, je ne sais pas faire abstraction des détails.
« Les destructions matérielles devront recevoir réparation, a-t-il continué. Il faudra prendre des engagements. Si cette assemblée que vous appelez le Congrès s’en porte garante, il n’est pas impossible que le comité ici présent puisse, provisoirement, considérer ce Congrès comme une agence de l’Autorité pour certaines affaires intérieures. On peut même raisonnablement envisager la création d’un gouvernement local permanent qui pourrait, avec le temps, assumer des tâches sortant des attributions du Protecteur, voire envoyer un délégué, sans droit de vote, à l’Assemblée plénière. Mais il conviendrait de mériter une telle reconnaissance.
« Une chose cependant doit être clairement entendue. Par la nature même de la loi, le principal satellite de la Terre est propriété commune de tous les peuples de la Terre. Il n’appartient pas à la poignée d’habitants qui, par un hasard de l’Histoire, y vivent. Le mandat sacré confié à l’Autorité Lunaire demeure, et ceci pour toujours, la loi suprême de la Lune de la Terre.
(«… par un hasard de l’Histoire »… je rêve ! Je m’attendais à voir Prof lui faire rentrer ces mots dans la gorge. Je pensais qu’il allait dire… non, je n’ai jamais su ce que Prof aurait dû dire.)
Prof a attendu quelques secondes, observant le silence le plus complet, puis a déclaré :
— Honorable président… qui doit donc être exilé, cette fois ?
— Comment ça ?
— Avez-vous décidé lequel d’entre vous doit être exilé ? Votre Gardien délégué n’assumera pas cette charge (ce qui était vrai, car il préférait rester vivant). Il n’exerce sa fonction que parce que nous le lui avons demandé. Si vous persistez à ne pas nous considérer indépendants, il vous faudra bien penser à envoyer un nouveau Gardien là-haut.
— Un Protecteur !
— Un Gardien. Ne jouons pas sur les mots. Si, pourtant, nous savons qui sera l’heureux élu, nous serons heureux de lui donner le titre d’« ambassadeur ». Sans doute pourrons-nous travailler avec lui et ne sera-t-il pas nécessaire de l’envoyer accompagné de soudards armés… pour violer et tuer nos femmes !
— Rappel à l’ordre ! Rappel à l’ordre ! Le témoin doit être rappelé à l’ordre !
— Ce n’est pas moi qui dois être rappelé à l’ordre, honorable président. Il s’agissait bien de viols et de meurtres. Mais c’est la du passé, tournons-nous plutôt vers l’avenir. Qui parmi vous est prêt à l’exil ? (Prof s’est efforcé de se redresser en prenant appui sur le coude : je me suis alors préparé à toute éventualité – c’était un signal convenu entre nous.) Car vous savez bien que c’est un aller simple, sans retour. Je suis né ici, et constatez quels efforts je dois fournir quand j’ai à revenir, ne serait-ce que provisoirement, sur la planète qui me rejette aujourd’hui. Nous sommes ces déchets de la Terre qui…
Il s’est évanoui. Immédiatement, je me suis levé de mon fauteuil pour m’évanouir à mon tour, en essayant de lui porter secours.