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— Je serai bref, honorable président. (Prof a dit quelque chose en espagnol ; « Señor » est tout ce que j’en ai compris. L’Argentin est devenu rouge comme une pivoine mais n’a pas répondu. Prof a poursuivi :) Il me faut d’abord répondre au délégué de l’Amérique du Nord sur une question personnelle car il a mis en cause mes compatriotes. Moi-même, j’ai connu la prison plus d’une fois, et j’accepte le titre… non, je me glorifie du titre de « gibier de potence ». Voilà ce que nous autres citoyens de Luna sommes, ainsi que nos descendants. Mais Luna est une rude école ; ceux qui ont survécu à ses sévères leçons n’ont aucune raison d’en avoir honte. À Luna City, on peut laisser sa bourse sans surveillance, ou négliger de fermer la porte de sa maison à clé sans aucune crainte… Peut-on en faire autant à Denver ? Je n’ai aucun désir de faire un séjour dans le Colorado pour apprendre quoi que ce soit ; je suis pleinement satisfait de ce que Mère Luna m’a enseigné. Peut-être sommes-nous des canailles, mais nous sommes désormais des canailles armées.

« Quant au délégué de l’Inde, qu’il me permette de dire que nous ne “jouons” pas avec la faim. Nous ne demandons rien de plus que de discuter ouvertement sur des faits concrets, sans être tenus par des préalables politiques contraires aux faits. Si nous pouvons poursuivre ces conversations, je vous promets de vous indiquer un moyen par lequel Luna sera à même de continuer ses expéditions de grain, et même de les augmenter considérablement… pour le plus grand bénéfice de l’Inde.

Le délégué de la Chine et celui de l’Inde ont tout à coup tendu l’oreille. L’Indien a ouvert la bouche, puis a déclaré avec calme :

— Honorable président, pourrait-on demander au témoin de nous expliquer ce qu’il veut dire ?

— Le témoin est invité à développer sa pensée.

— Honorable président, honorables délégués, Luna a effectivement le moyen de multiplier par dix et même par cent ses expéditions à destination de vos millions d’affamés. Le fait que nos transports de grain ont continué d’arriver selon le programme établi pendant cette époque troublée, et qu’ils arrivent toujours aujourd’hui même, est bien la preuve de nos intentions amicales. Pourtant, ce n’est jamais en battant la vache que l’on obtient du lait ; nous pouvons discuter des moyens d’augmenter nos expéditions, mais en partant de faits réels, pas de la fausse présomption que nous sommes des esclaves, liés par un quota de travail que nous n’avons jamais accepté. Alors, qu’allez-vous faire ? Continuer à prétendre que nous sommes des esclaves tenus par un contrat passé avec une Autorité qui nous est étrangère ? Ou au contraire, voulez-vous reconnaître que nous sommes libres, traiter avec nous et savoir comment nous pouvons vous venir en aide ?

Le président a pris la parole :

— En d’autres termes, vous nous demandez d’acheter chat en poche. De légaliser votre statut, après quoi et après quoi seulement, vous nous parlerez de votre fantastique moyen d’augmenter les expéditions de grain, de les multiplier par dix, ou par cent. Ce que vous avancez est impossible ; je le sais car je suis un spécialiste de l’économie lunaire. Et je ne peux faire suite à vos exigences : il appartient à la seule Assemblée plénière d’accepter comme membre une nouvelle nation.

— Alors, soumettez-lui le problème. Une fois que nous traiterons de nation à nation, en parfaite égalité, nous pourrons discuter la manière d’augmenter les expéditions et établir des contrats. Honorable président, c’est nous qui faisons pousser les céréales, nous qui les possédons. Nous pouvons en faire pousser beaucoup plus. Mais pas comme des esclaves ; la souveraineté de Luna doit d’abord être reconnue.

— Impossible, et vous le savez fort bien. L’Autorité Lunaire ne peut se démettre de sa responsabilité sacrée.

Prof a poussé un soupir :

— Il semble que nous débouchons sur une impasse. Je ne puis que vous proposer d’ajourner ces débats pour que vous réfléchissiez. Aujourd’hui, nos barges de grain continuent d’arriver… Mais dès lors que j’aurai notifié mon échec… à mon gouvernement, elles… cesseront…

La tête de Prof est retombée sur l’oreiller, comme si l’effort avait été trop violent pour lui… et peut-être l’avait-il été. Moi, je me portais assez bien, mais j’étais jeune et ayant déjà fait des séjours sur Terra, je savais comment faire pour rester en vie. Un Lunatique de son âge n’aurait pas dû prendre ce risque. Après quelques interventions sans importance que Prof a fait mine de ne pas entendre, ils nous ont embarqués dans un camion et nous ont ramenés à l’hôtel.

En chemin, j’ai demandé :

— Prof, qu’avez-vous dit au Señor Sancho Pança pour qu’il manque faire une crise cardiaque ?

Il s’est mis à glousser.

— Les enquêtes que le camarade Stuart a fait mener sur ces messieurs ont porté leurs fruits. J’ai demandé à cet homme à qui appartenait un certain bordel de la Calle Florida à Buenos Aires, et si la jolie rouquine y tapinait toujours.

— Pourquoi ? Vous étiez client ?

J’essayais de m’imaginer Prof dans une maison close !

— Jamais. Il y a quarante ans que je ne suis pas allé à Buenos Aires. C’est lui, le propriétaire de l’établissement, Manuel, par l’intermédiaire d’un homme de paille ; et sa femme, une beauté aux cheveux blond vénitien, y a travaillé autrefois.

J’étais horrifié qu’il eût posé une telle question.

— Quel coup bas ! N’est-ce pas contraire aux usages de la diplomatie ?

Mais Prof avait fermé les yeux et ne m’a pas répondu.

* * *

Il s’était assez reposé pour passer une heure à une conférence de presse le soir même, ses cheveux blancs posés sur un oreiller pourpre, son corps décharné revêtu de pyjamas brodés. Il ressemblait au cadavre d’un important personnage préparé pour ses funérailles ; seuls ses yeux et ses fossettes étaient vivants. J’avais, moi aussi, l’air d’une célébrité avec mon uniforme noir et or que Stu avait présenté comme celui des diplomates lunaires de mon rang ; pourquoi pas, si Luna avait eu pareilles choses, ce qu’elle n’avait pas, j’étais bien placé pour le savoir. Mon col me serrait le cou – j’aurais préféré porter une combinaison pressurisée. J’ignorais ce que signifiaient les décorations sur ma poitrine. Un journaliste m’a interrogé sur l’une d’elles, qui représentait un croissant de Luna vu de Terra ; je lui ai répondu que c’était un prix d’orthographe ; Stu, assez près pour m’entendre, a aussitôt déclaré :

— Le colonel est bien trop modeste. Cette décoration est l’équivalent de la Victoria Cross et elle lui a été décernée pour acte de bravoure au cours de la glorieuse et tragique journée de…

Et il est parti discuter avec le journaliste, un peu plus loin ; Stu savait mentir avec aplomb presque aussi bien que Prof. Moi, il faut toujours que je prépare mes mensonges longtemps à l’avance.

Ce soir-là, les journaux et les émissions indiennes n’ont guère été tendres avec nous ; la « menace » d’interrompre les expéditions de grain les avait chatouillés. Les suggestions les plus gentilles proposaient de nettoyer Luna, d’exterminer sa « population de criminels troglodytes » et de nous remplacer par « d’honnêtes paysans Indiens » qui avaient, eux, le sens sacré de la vie et qui expédieraient toujours davantage de grain.

Prof a passé cette nuit-là à parler et à composer des communiqués de presse concernant l’impossibilité pour Luna de poursuivre les livraisons, expliquant notre position, tandis que l’organisation de Stu se chargeait de les faire connaître sur toute l’étendue de Terra. Certains journalistes, qui ont pris le temps d’étudier les chiffres, sont parvenus à prendre Prof en flagrant délit de contradiction.