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Prof a remué en soupirant, faisant mine de se lever, puis il a fait un signe pour demander aux infirmières de l’emmener.

J’ai refusé de me laisser questionner, leur déclarant qu’ils devraient s’adresser à Prof quand il serait suffisamment reposé pour les voir. Ils m’ont donc asticoté sur d’autres sujets. L’un d’eux m’a demandé pourquoi, étant donné que nous ne payions pas d’impôts, nous pensions avoir le droit de diriger nos affaires comme nous l’entendions ? Ces colonies n’avaient-elles pas, après tout, été établies par les Nations Fédérées, du moins par certaines d’entre elles ? Et cette entreprise avait été terriblement coûteuse. La Terre avait payé la note, entièrement, et nous voulions maintenant empocher les bénéfices sans rien payer en retour ? Est-ce bien honnête ?

J’avais envie de lui dire de la fermer mais, par chance. Prof – qui m’avait une fois de plus administré un tranquillisant – m’avait demandé de bûcher une interminable liste de réponses à donner à toutes les questions embarrassantes que l’on pouvait me poser.

— S’il vous plaît, une question à la fois, ai-je insisté. Et d’abord, je vous prie, pourquoi voudriez-vous que nous payions des impôts ? Dites-moi donc quel avantage j’en retirerai, et peut-être alors accepterai-je de payer. Non, reformulons cette question : vous-même, payez-vous des impôts ?

— Bien sûr que j’en paie ! Et vous devriez en faire autant.

— Et que vous donne-t-on en échange ?

— Euh… Les impôts servent au gouvernement.

— Excusez mon ignorance. Vous comprenez, j’ai vécu toute ma vie sur Luna et je ne sais pas grand-chose de votre gouvernement. Pourriez-vous m’expliquer cela en détail ? Que vous donne-t-on en échange de votre argent ?

Ils ont tous fait preuve d’un grand intérêt, et tout ce que le petit crétin agressif ne m’avait pas dit, les autres se sont empressés de me l’expliquer. J’ai établi une liste ; quand ils se sont arrêtés, je l’ai relue depuis le début :

— Des hôpitaux gratuits, il n’y en a pas sur Luna. Nous avons une assurance maladie, mais je ne crois pas que ce soit ce que vous entendez par là. Quand quelqu’un veut une assurance, il va chez un bookmaker et place un pari ; on peut garantir n’importe quoi, en y mettant le prix. Moi, je ne garantis pas ma santé, car elle est bonne, du moins elle l’était avant mon arrivée ici. Nous avons une bibliothèque publique, créée par la Fondation Carnegie et qui a commencé avec quelques livres microfilmés ; elle fonctionne grâce à son entrée payante. Vos routes ? Je suppose que nous pourrions les comparer à nos métros, mais ces derniers ne sont pas plus gratuits que notre air. L’air est bien gratuit ici, n’est-ce pas ? Pas chez nous. Ce que je veux vous expliquer, c’est que nos métros ont été construits par des sociétés qui ont investi de grosses sommes d’argent et qui veulent récupérer coûte que coûte leur investissement. Les écoles publiques ? Nous avons des écoles dans tous les terriers et je n’ai jamais entendu dire qu’elles aient jamais refusé des élèves ; on pourrait par conséquent les qualifier de « publiques », mais elles sont payantes, elles aussi, et chères : sur Luna, tous ceux qui connaissent quelque chose d’utile et acceptent de l’enseigner demandent le maximum. Voyons ce que vous avez d’autre… La sécurité sociale. Je ne sais pas très bien de quoi il s’agit mais qu’importe, nous ne l’avons pas. Les retraites ? Vous avez le droit d’acheter une retraite, mais la plupart des gens s’en passent : en général les familles sont nombreuses et les vieillards, ceux qui ont dépassé cent ans, se trouvent une occupation ou bien se contentent de regarder la vidéo. À moins qu’ils ne dorment. Oui, ils dorment beaucoup lorsqu’ils ont dépassé l’âge, mettons de cent vingt ans.

— Excusez-moi, monsieur, mais je voudrais savoir s’il est exact que les gens vivent aussi longtemps sur la Lune qu’on le dit ?

J’ai pris l’air étonné, même s’il n’en était rien ; il s’agissait d’une « question piège » que nous avions nous-mêmes suscitée, pour laquelle nous avions une réponse toute prête.

— Personne ne sait quelle est la durée de vie sur Luna ; nous n’y habitons pas depuis assez longtemps. Nos citoyens les plus âgés sont nés sur Terra, ce qui empêche toute expérimentation précise. Jusqu’à maintenant, aucune personne née sur Luna n’est encore morte de vieillesse, mais cela ne répond pas à votre question puisqu’ils n’ont pas encore eu le temps de devenir vieux. Ils ont tous moins de cent ans. Voyons… Tenez, prenez mon exemple, madame, quel âge me donnez-vous ? Et je suis un authentique Lunatique, de la troisième génération.

— À dire vrai, colonel Davis, j’ai été surprise de votre jeunesse… en regard de votre mission, du moins. Il me semble que vous devez avoir environ vingt-deux ans. Seriez-vous plus âgé ? Je ne pense pas que vous soyez beaucoup plus vieux.

— Madame, je regrette infiniment que la pesanteur locale m’empêche de m’incliner devant vous. Et je vous remercie car je suis marié depuis bien plus longtemps que cela.

— Quoi ? Vous plaisantez ?

— Madame, je ne m’aventurerais pas à deviner l’âge d’une femme, mais si vous décidiez d’émigrer sur Luna, vous garderiez votre charme juvénile de longues années encore et vous ajouteriez au moins vingt ans à votre espérance de vie. (J’ai jeté un nouveau coup d’œil sur ma liste.) Je résume tout le reste en vous disant que nous n’avons rien de semblable sur Luna, et je ne vois donc aucune raison de payer des impôts pour ces avantages. Quant à l’autre point, monsieur, vous savez certainement que le prix de revient initial de la colonisation a été remboursé plusieurs fois, et ce depuis longtemps, par les seules expéditions de grain. Nous nous faisons actuellement saigner à blanc, on nous retire toutes nos ressources essentielles et on ne nous paie même pas le prix du marché libre. C’est pourquoi l’Autorité Lunaire se montre tellement obstinée : ils ont l’intention de continuer à nous exploiter. L’idée que Luna a été une dépense pour Terra et que l’investissement initial doit être remboursé constitue un mensonge inventé par l’Autorité pour lui permettre de nous traiter en esclaves. En vérité, Luna n’a pas coûté un centime à Terra depuis un siècle… et l’investissement initial a été remboursé depuis belle lurette.

Mon interlocuteur a insisté :

— Vous ne prétendez quand même pas que les colonies lunaires ont payé tous les milliards de dollars dépensés pour la conquête de l’espace ?

— Je pourrais vous en dire beaucoup à ce sujet, mais je me contenterai de vous répondre qu’il est inadmissible de nous reprocher cela, à nous. C’est vous qui vous livrez à la navigation interplanétaire, gens de Terra. Pas nous ! Luna ne possède pas un seul vaisseau. Alors, pourquoi devrions-nous payer pour ce que nous n’avons jamais reçu ? C’est exactement comme tout ce que j’ai noté sur cette liste : nous n’avons rien de tout cela, pourquoi devrions-nous payer ?

J’ai gardé le silence, attendant avec impatience l’objection qui, Prof me l’avait prédit, allait forcément surgir… et j’ai fini par l’obtenir.

— Un instant, je vous prie ! m’a lancé une voix assurée. Vous avez passé sous silence les deux points les plus importants de cette liste : la police et les forces armées. Vous avez prétendu que vous seriez prêts à payer pour ce que vous aviez… Accepteriez-vous de vous acquitter de cent ans de retard d’impôts pour ces deux avantages ? Ça va faire une belle note ! Je peux vous le garantir !