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Ils ont continué de s’agiter, discutant de ce qu’il convenait de faire, de ce qu’il fallait organiser, etc., et nous avons encore eu droit à de grandes tirades sur le « coude à coude ». Plusieurs fois, le président a eu à faire usage de son marteau, et je commençais à ne plus tenir en place.

J’ai brusquement levé la tête en entendant une voix familière :

— Monsieur le président ! Pourrais-je demander à l’honorable assistance de m’accorder quelques instants de son attention ?

J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. Le professeur Bernardo de La Paz – j’aurais pu deviner qu’il s’agissait de lui, même si je n’avais pas reconnu sa voix, rien qu’à sa manière désuète de s’exprimer. Un homme distingué, avec des cheveux blancs ondulés, des fossettes, une voix souriante ; je ne connaissais pas son âge, mais il était déjà vieux quand je l’avais rencontré pour la première fois, tout enfant.

Il avait été déporté avant ma naissance, en tant qu’exilé politique. Un peu comme le Gardien, mais en plus subversif : au lieu d’avoir une aussi bonne planque que ce dernier, le professeur avait tout simplement été balancé sur Luna, et il pouvait, au choix, gagner sa vie ou bien crever de faim.

Il aurait naturellement pu trouver du travail dans n’importe quelle école de L City, mais il n’en avait pas cherché. D’après ce que j’avais entendu dire, il avait fait la plonge pendant un certain temps avant de garder des enfants, ce qui l’avait amené à créer une nursery. Quand je l’avais rencontré, il dirigeait une crèche, ainsi qu’un externat et un internat s’étendant du jardin d’enfants au lycée en passant par l’école primaire et le collège ; il employait une trentaine de professeurs, tous cooptés, et proposait même des cours universitaires.

Je n’avais jamais vécu en tant que pensionnaire dans son établissement mais j’y avais étudié. On m’avait opté à quatorze ans ; ma nouvelle famille m’avait envoyé à l’école, où je n’étais jusqu’alors allé que pendant trois ans, sans parler de l’enseignement que j’avais pu glaner ici ou là. Femme autoritaire, mon épouse aînée ne m’avait pas laissé le choix.

J’aimais Prof. Il était capable d’enseigner n’importe quoi. Et il pouvait bien ne rien y connaître, si un élève voulait apprendre quelque chose, il souriait, établissait son tarif puis réunissait les éléments nécessaires et commençait quelques leçons ; ou s’arrêtait presque tout de suite s’il trouvait la matière trop ardue. Il ne prétendait jamais en connaître davantage qu’il ne savait réellement. C’est avec lui que j’avais appris l’algèbre ; au moment où nous en étions arrivés à étudier les racines cubiques, je corrigeais aussi souvent ses problèmes que lui les miens, ce qui ne l’empêchait pas de continuer ses leçons avec le même enthousiasme.

C’est aussi avec lui que j’avais commencé à étudier l’électronique, et j’étais bientôt devenu son maître. Il avait donc cessé de me faire payer et nous avions continué à cheminer de concert jusqu’au moment où il avait déniché un ingénieur qui désirait enseigner pendant la journée pour se faire de l’argent de poche ; nous nous étions alors tous les deux offert un nouveau formateur. Prof avait essayé de se maintenir à mon niveau, mais il prenait du retard et se montrait maladroit, quoique tout heureux de s’adonner à un nouvel exercice intellectuel.

Le président de séance a frappé sur sa table avec son marteau.

— Nous sommes heureux de donner au professeur de La Paz tout le temps qu’il désirera… et vous autres, bougres d’abrutis, du calme ! avant que je n’utilise mon marteau sur vos crânes !

Quand Prof s’est avancé, l’assistance est devenue aussi silencieuse que peuvent l’être les Lunatiques, à savoir assez peu ; mais à l’évidence, il inspirait le respect.

— Je ne serai pas long, a-t-il commencé. (Il s’est arrêté pour regarder Wyoming de haut en bas, avec un sifflement d’admiration.) Aimable señorita, a-t-il dit, pouvez-vous excuser l’infortuné que je suis ? J’ai le pénible devoir d’exprimer mon désaccord avec votre éloquent programme.

Wyoh s’est rebiffée :

— Quel désaccord ? Ce que j’ai dit est la vérité !

— Je vous en prie ! Il ne s’agit que d’un point. Puis-je continuer ?

— Euh… Allez-y.

— Vous avez raison de dire que l’Autorité doit partir. Être dirigés par un dictateur irresponsable pour tout ce qui concerne notre économie est ridicule – que dis-je ? pestilentiel ! Il est évident que le plus fondamental de tous les droits humains, c’est celui au libre négoce. Il me semble pourtant devoir respectueusement vous faire remarquer votre erreur quand vous parlez de vendre du blé à Terra – ou du riz, ou n’importe quelle denrée – à un prix donné. Nous ne devons pas exporter de nourriture !

Le fermier producteur de blé l’a interrompu :

— Et que dois-je faire de tout mon blé, dans ce cas ?

— Allons ! Il serait parfaitement juste d’expédier du blé sur Terra… si l’on nous rendait poids pour poids. Avec de l’eau, des produits azotés, des phosphates. Une tonne contre une tonne. Autrement, aucun prix ne sera suffisant.

— Un moment, a dit Wyoming au fermier. (Puis, s’adressant à Prof :) Ce n’est pas possible, et vous le savez bien. Les expéditions en direction de Terra sont bon marché, et elles coûtent cher quand les vaisseaux remontent vers Luna. Nous n’avons besoin ni d’eau ni de produits chimiques manufacturés, mais de choses beaucoup moins lourdes : des outils, des médicaments, des matières à traiter, des machines, des vannes de commande. J’ai consacré de longues heures à ce problème, monsieur. Si nous pouvons obtenir, au marché libre, des prix corrects…

— S’il vous plaît, mademoiselle ! Puis-je continuer ?

— Allez-y. Je tiens à vous réfuter.

— Fred Hauser nous a dit que la glace devenait difficile à trouver. Si aujourd’hui, cela nous semble une mauvaise nouvelle, ce sera une catastrophe pour nos petits-enfants. Luna City devrait utiliser aujourd’hui la même eau que nous utilisions il y a vingt ans… avec, en plus, un peu plus de glace minérale pour répondre aux besoins de la population grandissante. Mais nous n’utilisons l’eau qu’une seule fois : selon un cycle complet, de trois manières différentes. Puis nous l’expédions en Inde. Sous forme de blé. Bien que le blé soit traité sous vide, il contient de cette eau si précieuse. Pourquoi expédier de l’eau en Inde ? Ils possèdent tout l’océan Indien ! En définitive, le blé revient tout simplement trop cher à expédier, car l’engrais est de plus en plus difficile à trouver même si nous savons maintenant faire pousser les plantes alimentaires sur le rocher. Camarades, écoutez-moi ! Chaque chargement que vous expédiez sur Terra condamne vos petits-fils à une mort lente. Le miracle de l’assimilation chlorophyllienne, le cycle végétal-animal, demeure un cycle fermé. Vous l’avez ouvert, et c’est votre sang nourricier qui est en train de s’écouler vers Terra. Non, vous n’avez pas besoin de prix plus élevés, car l’argent ne se mange pas ! Ce dont vous et moi avons besoin, c’est de mettre fin à ce gaspillage. Donc : l’embargo, total et absolu. Luna doit se suffire à elle-même !

Une douzaine d’assistants se sont mis à crier pour se faire entendre ; un plus grand nombre encore parlaient à voix haute, tandis que le président donnait de grands coups de maillet sur la table. Je ne me suis aperçu de l’interruption qu’au moment où j’ai entendu un cri de femme ; alors, j’ai regardé.

Les portes étaient maintenant grandes ouvertes et je pouvais voir trois gardes armés près de l’issue la plus proche… des hommes revêtus de l’uniforme jaune des gardes du corps du Gardien. À la porte principale, dans le fond, l’un d’eux avait un mégaphone qui couvrait le bruit de la foule et le système de sonorisation : « DU CALME, DU CALME ! » déclarait-il. « RESTEZ OU VOUS ETES, VOUS ETES EN ETAT D’ARRESTATION. NE BOUGEZ PAS, GARDEZ VOTRE CALME. SORTEZ UN PAR UN, LES MAINS VIDES TENDUES DEVANT VOUS. »