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Je l’avais parcourue.

— Assez bien, ai-je dit, avec prudence.

— Vous connaissez donc la Liberté fondamentale garantie par la Charte et son acception habituelle explicitée par le Conseil de direction F A dans son Ordre administratif numéro 11,706 daté du 3 mars de l’année courante. Vous concédez donc que toutes les céréales qui poussent sur Luna et qui excédent la ration locale sont ab initio et sans conteste la propriété de tous, et que ces excédents doivent être gérés par les Nations Fédérées via ses agences de distribution, suivant les besoins. (Il écrivait tout en parlant.) Avez-vous quelque chose à ajouter à cette déclaration ?

— Mais, nom de Bog ! de quoi parlez-vous ? Et puis, je n’ai rien déclaré du tout ! ai-je alors crié.

Et c’est ainsi que le Great New York Times a publié :

LE « SOUS-SECRÉTAIRE » LUNAIRE DÉCLARE :

« LES ALIMENTS APPARTIENNENT À CEUX QUI ONT FAIM »

« De notre correspondant à New York, aujourd’hui : O’Kelly Davis, soi-disant “colonel des Forces Armées de Luna Libre”, au cours d’un banquet donné en faveur des insurgés des colonies Lunaires des Nations Fédérées, a déclaré librement à notre journal que la clause de “Priorité pour les affamés” de la Grande Charte s’appliquait aux expéditions de grain lunaire…»

J’ai demandé à Prof comment, selon lui, j’aurais dû me comporter.

— Il faut toujours répondre à une question inamicale par une autre question, m’a-t-il répondu. Ne demande jamais de précisions, ou ton interlocuteur risque de te prêter ses propres paroles. Ce journaliste… était-il maigre ? Voyait-on ses côtes ?

— Non, il paraissait plutôt gros.

— Je suis prêt à parier qu’il ne vit pas avec dix-huit cents calories par jour, ce qui est exactement l’ordre de grandeur dont il parlait. Si vous l’aviez su, vous auriez pu lui demander pendant combien de temps il s’était conformé à cette ration minimum et pourquoi il avait abandonné son régime. Ou bien lui demander ce qu’il avait pris pour son petit déjeuner… et paraître incrédule, quoi qu’il ait répondu. Voyez-vous, quand vous ne savez pas où quelqu’un veut en venir, il faut contre-attaquer pour faire surgir le sujet dont vous-même voulez parler. La réponse n’a aucune importance, il suffit de s’en tenir à son point de vue à soi et de s’adresser à quelqu’un d’autre. La logique n’a rien à voir là-dedans, c’est juste de la tactique.

— Prof, personne ne vit ici avec dix-huit cents calories par jour. À Bombay, peut-être, mais pas ici.

— Ils ont moins que cela à Bombay. Cette « ration moyenne » n’est qu’une vue de l’esprit. La moitié des ressources alimentaires de cette planète se vend au marché noir, ou bien n’est pas enregistrée par une quelconque législation. Ou alors ils tiennent deux comptabilités et les chiffres qu’ils fournissent aux N.F. n’ont rien à voir avec l’économie réelle. Croyez-vous que le riz de Thaïlande, de Birmanie et d’Australie soit correctement enregistré par la Grande Chine auprès du Bureau des contrôles ? Je suis bien certain que le représentant de l’Inde triche lui aussi, mais comme l’Inde se taille la part du lion avec les arrivages en provenance de Luna… et elle « joue avec les affamés » – une petite phrase que vous feriez bien de vous rappeler –, ce qui leur permet de se servir de notre grain pour gagner les élections. Kerala a sciemment organisé une famine l’an dernier : en avez-vous entendu parler dans les journaux ?

— Non.

— Pour la bonne raison que les journaux ont tu l’affaire. Une démocratie organisée, Manuel, est une chose merveilleuse pour ses dirigeants… et sa plus grande force réside dans une « presse libre », quand « libre » signifie « responsable » et que lesdits dirigeants définissent eux-mêmes le terme « irresponsable ». Savez-vous de quoi Luna a le plus besoin ?

— De davantage de glace.

— Non, elle a besoin d’un réseau d’information, d’un système qui ne risque pas un jour de se retrouver étranglé. Aujourd’hui, c’est notre ami Mike notre plus grand danger.

— Quoi ! Vous n’avez pas confiance en Mike ?

— Manuel, sur certains points, je ne ferais pas confiance à moi-même ; restreindre « un peu » la liberté de la presse, cela m’évoque ces filles dont on dit qu’elles sont « un peu » enceintes. Nous ne sommes pas encore libres, et nous ne le serons pas tant que quelqu’un – même notre allié Mike – contrôlera nos journaux. J’espère posséder un jour un journal totalement indépendant. Je serais heureux de l’imprimer à la main, comme le faisait Benjamin Franklin.

J’ai abandonné :

— Prof, supposons que ces pourparlers échouent et que nous cessions d’expédier du grain, qu’arrivera-t-il ?

— Les Lunatiques nous en voudront… et beaucoup de gens, sur Terra, mourront. Avez-vous lu Malthus ?

— Non.

— Beaucoup mourront. Puis une nouvelle stabilité se dégagera, avec une population encore plus importante, mais plus efficace car mieux nourrie. Cette planète n’est pas surpeuplée, juste mal exploitée… et la pire chose que l’on puisse faire à un affamé, c’est de lui donner de la nourriture. « Donner ! » Ah ! lisez donc Malthus. Il ne faut jamais jouer avec le docteur Malthus, c’est toujours lui qui a le dernier mot. Un homme vraiment décourageant, je suis fort aise qu’il soit mort. Un conseil cependant : ne le lisez pas avant que tout ça ne soit terminé. Quand un diplomate sait trop de choses, cela le gêne – surtout s’il est honnête.

— Je ne suis pas particulièrement honnête.

— Mais vous n’avez guère de talent pour la malhonnêteté. Voilà pourquoi il faut vous retrancher derrière votre ignorance et votre entêtement. Vous possédez cette dernière qualité ; essayez de conserver la première. Pour l’instant. Et maintenant, mon garçon, oncle Bernardo se sent terriblement fatigué.

— Je suis désolé, lui ai-je dit avant de quitter la pièce dans mon fauteuil roulant.

C’était vrai, Prof se fatiguait trop. J’aurais moi-même volontiers laissé tomber si j’avais eu la certitude de pouvoir l’emmener sur un vaisseau pour le soustraire à cette atroce pesanteur. Malheureusement, la circulation se faisait en sens unique, il n’y avait rien d’autre que les barges de grain.

Prof prenait du bon temps, néanmoins ; au moment d’éteindre la lumière, j’ai remarqué le nouveau jouet qu’il avait acheté et qui lui procurait autant d’émerveillement que celui d’un enfant au pied d’un sapin de Noël : un canon de bronze.

Un vrai canon du temps de la marine à voile. Il était assez petit, d’environ 50 centimètres de long, et ne devait peser, avec l’affût en bois, qu’une quinzaine de kilos. Comme le décrivait sa notice, c’était un « canon de signalisation », chargé d’antiques histoires de pirates, de flibustiers, de « supplices de la planche ». Un joli objet, en somme, mais j’ai quand même demandé à Prof pourquoi il l’avait acheté. Si nous parvenions à repartir, le prix du transport d’une telle masse jusqu’à Luna serait exorbitant ; j’accepterais d’abandonner ma combinaison pressurisée, même si elle pouvait encore servir quelques années ; j’étais décidé à tout laisser, sauf mes deux bras gauches et mon caleçon. S’il insistait, je pourrais même abandonner mon bras de sortie et, s’il me suppliait, j’irais jusqu’à me départir de mon caleçon.

Lorsque je lui ai dit cela, il s’est levé et a caressé le canon brillant :