— Manuel, il y avait autrefois un homme chargé d’une tâche politique – comme beaucoup d’habitants de ce Directoire ; il faisait briller un canon de bronze sur l’esplanade du Tribunal.
— Pourquoi y avait-il un canon devant un tribunal ?
— Cela n’a pas d’importance. Il a fait ce travail pendant des années. Cela lui permettait de manger et même d’épargner un peu, mais pas de partir à la découverte du monde. Un jour, donc, il quitta son travail, réunit ses économies et s’acheta un canon d’airain… et se mit à travailler pour son propre compte.
— Ça me paraît complètement idiot !
— Bien sûr. Comme nous avons été idiots de nous débarrasser du Gardien. Manuel, vous vivrez plus longtemps que moi ; quand Luna choisira son drapeau, j’aimerais que figure dessus un canon d’or sur fond noir traversé d’une barre de gueule rouge pour rappeler fièrement notre ascendance bâtarde. Croyez-vous cela possible ?
— Oui, si vous faites un dessin. Mais, pourquoi un drapeau ? Il n’y a pas un seul mât où hisser un drapeau sur Luna.
— Il flottera quand même dans nos cœurs… en souvenir de tous les fous qui ont eu l’idée ridicule de se croire assez puissants pour se soulever contre l’ordre établi. Vous en souviendrez-vous, Manuel ?
— Je vous le promets, c’est-à-dire que je vous le rappellerai le moment venu.
Je n’aimais pas ce genre de conversation ; il avait déjà commencé à faire des cures d’oxygène en privé, même s’il se refusait à en faire usage en public.
Je crois bien, en effet, que je suis à la fois « ignorant » et « entêté ». Nous nous trouvions tous les deux à Lexington, dans le Kentucky, en plein cœur de la Région directionnelle centrale. Quand il s’agissait de parler de la vie sur Luna, je n’avais rien pour me venir en aide, ni doctrine ni réponses apprises par cœur. Prof m’avait conseillé de tout simplement dire la vérité et surtout d’insister sur la chaleur de la vie familiale, sur l’amitié, sur le confort domestique, tout ce qui différait vraiment d’ici : « Rappelez-vous, Manuel, les milliers de Terriens qui ont fait de courts séjours sur Luna ne représentent qu’une infime portion de la population, pas plus de 1 %. Pour la plupart de ces gens, nous ne représentons qu’un étrange phénomène, comme les animaux exotiques dans les zoos. Vous rappelez-vous cette tortue que l’on avait exposée dans le Vieux Dôme ? Nous ne sommes pas autre chose pour eux. »
Je m’en rappelais bien : ils avaient fini par épuiser cette pauvre bestiole à force de l’observer. Voilà pourquoi, quand ce groupe d’hommes et de femmes est venu me poser des questions sur la vie familiale sur Luna, je me suis montré tout heureux de répondre. J’ai seulement un peu enjolivé la réalité, taisant certains faits, comme les situations qui ne constituent pas une véritable vie de famille mais en tiennent lieu, autant que faire se peut, dans une communauté où il y a beaucoup trop de mâles. Luna City est principalement composée de foyers familiaux, ce qui semble un peu fade selon les normes terriennes – mais moi j’aime cette vie-là. Il en est de même dans les autres terriers, peuplés de gens qui travaillent, élèvent leurs gosses, bavardent et aiment à se retrouver autour d’un bon repas. N’ayant pas grand-chose à dire, j’ai surtout parlé de ce qui les intéressait. Toutes les coutumes de Luna proviennent de Terra puisque nous en sommes tous originaires, mais Terra est tellement immense qu’une coutume, disons de Micronésie, paraîtrait étrange en Amérique du Nord.
Cette femme – je ne peux vraiment l’appeler une dame – voulait donc s’informer de nos diverses formes de mariages. Pour commencer, était-il vrai que nous pouvions nous marier sans contrat ?
J’ai demandé ce qu’était un contrat de mariage.
Son compagnon a alors dit :
— Laisse tomber, Mildred ; les sociétés de pionniers n’ont jamais eu de contrats de mariage.
— Pourtant, vous devez bien en garder une trace ? a-t-elle insisté.
— Naturellement. Ma famille tient un journal qui remonte presque au premier débarquement à Johnson City. Il relate tous les mariages, naissances et décès non seulement en ligne directe, mais aussi pour toutes les branches collatérales, et cela aussi loin que possible. Et nous avons en outre quelqu’un, un maître d’école en général, qui fait le tour des termitières pour recopier les vieux registres familiaux. Il écrit l’histoire de Luna City, c’est sa marotte.
— Mais enfin, n’avez-vous donc pas d’état civil officiel ? Ici, dans le Kentucky, nous avons des registres qui datent de plusieurs siècles !
— Madame, nous ne vivons pas là-bas depuis assez longtemps.
— Oui, sans doute, mais… enfin, il doit bien y avoir un employé municipal à Luna City – peut-être le nommez-vous autrement –, un fonctionnaire chargé de répertorier tout ça, ces événements et le reste ?
— Je ne crois pas, madame. Il y a bien des registres pour les écrits notariés, pour authentifier les signatures des contrats et en conserver la trace ; ils sont utiles pour les gens qui ne savent ni lire ni écrire et ne tiennent pas eux-mêmes leurs comptes. Je n’ai pourtant jamais entendu parler de quelqu’un qui ait demandé à consigner les mariages.
— Quelle délicieuse déviance ! Il paraît aussi que la procédure de divorce est très simple sur la Lune. Oserais-je vous demander si c’est vrai ?
— Non, madame, je ne dirais pas que le divorce soit simple, c’est même toujours compliqué. Prenons un exemple, si vous voulez : une dame qui aurait deux maris…
— Deux maris ?
— Elle peut en avoir davantage, comme elle peut n’en avoir qu’un seul. Il peut aussi s’agir d’un mariage complexe. Pour faire court, prenons l’exemple classique d’une femme ayant deux maris : elle décide de divorcer d’avec l’un d’eux ; supposons que tout se fasse à l’amiable, que l’autre mari soit d’accord, que l’homme dont elle veut se débarrasser décide de ne pas faire d’histoires… ce qui, d’ailleurs, n’arrangerait pas le moins du monde ses affaires. Très bien, elle divorce : il part. Mais il reste quantité de problèmes à résoudre : les hommes peuvent être associés en affaires, comme cela arrive souvent chez les co-maris. Sans compter les questions financières à régler. Il se peut que tous les trois soient copropriétaires de leur volume d’habitation : même s’il est au nom de la femme, l’ex-mari y a sans doute mis de l’argent, soit pour l’achat, soit pour la location. Et reste le problème des enfants qu’il faut continuer à élever, et ainsi de suite. Des problèmes interminables. Non, madame, le divorce n’est jamais simple : on peut divorcer en moins de dix secondes, mais il faudra peut-être dix années pour réparer les liens qui auront été brisés. N’en est-il pas de même ici ?
— Euh… ’bliez ’onc c’tc question, c’lonel ; ’oit être ’lus ’imple ’ci. (Elle parlait de cette manière, mais on finissait par la comprendre à force d’écoute. Je vous en ferai grâce ici). Pourtant, si ce mariage vous paraît simple, qu’entendez-vous alors par mariage complexe ?
Je lui ai donc parlé de la polyandrie, des clans, des groupes, des dynasties, et même de systèmes plus rares mais considérés comme vulgaires par les familles traditionnelles comme la mienne… J’aurais pu, par exemple, lui raconter comment ma mère s’était débrouillée après avoir balancé mon vieux, mais j’ai préféré m’en abstenir : Mère a toujours été excessive.
— Vous m’avez embrouillée, m’a avoué la femme. Quelle est la différence entre une dynastie et un clan ?
— C’est tout à fait différent. Prenons mon propre cas. J’ai l’honneur de faire partie d’un des plus anciens ménages familiaux de Luna, un des meilleurs aussi, à mon avis (certes partial). Vous m’avez posé une question sur le divorce. Notre famille n’en a jamais connu et je serais prêt à parier n’importe quoi qu’elle n’en connaîtra jamais. Un ménage familial trouve toujours davantage de stabilité au fil des ans, il acquiert de l’expérience dans les relations communes, si bien qu’il serait inconcevable qu’un de ses membres, n’importe lequel, pense seulement à le quitter. Il faudrait en outre le consentement unanime de toutes les femmes pour un divorce, ce qui est impossible. La femme-aînée ne permettrait pas que cela aille aussi loin.