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Cette histoire nous a bien aidés sur Terre, et davantage encore sur Luna : ses habitants se sont sentis plus unis que jamais à cause de cette histoire idiote. Ils ont pris l’affaire à cœur et « Adam Selene », tout autant que « Simon Jester », ont poussé à la roue. Les Lunatiques sont des gens fort conciliants, sauf sur un point : les femmes. Chaque dame s’est déclarée personnellement blessée par les commentaires des journaux terriens et les Lunatiques mâles, qui avaient jusqu’alors refusé de s’intéresser à la politique, ont tout à coup fait de moi leur champion.

Bilan : les vieux détenus se sentaient supérieurs aux hommes nés libres. Plus tard, j’ai souvent été accueilli par d’anciens condamnés qui me saluaient par des « Hello ! gibier de potence ! » Un vrai témoignage d’amitié. J’étais accepté.

Sur le moment, en revanche, je n’y voyais rien de très positif ! On m’a poussé de-ci, de-là, traité comme du vulgaire bétail, on m’a pris mes empreintes digitales, photographié, donné de la nourriture dont leurs cochons n’auraient pas voulu : j’ai été soumis aux traitements les plus dégradants et seule cette terrible pesanteur m’a empêché d’essayer de tuer quelqu’un… si j’avais porté mon bras numéro six quand ils m’ont arrêté, sans doute aurais-je essayé.

Je me suis quand même calmé quand on m’a libéré. Quelques heures plus tard, nous étions en route pour Agra, où le Comité nous avait enfin convoqués. Si j’étais heureux de retrouver l’appartement du palais du maharajah, le décalage horaire ne nous a pas permis de nous reposer ; nous avons dû nous rendre à la séance les yeux bouffis de sommeil après avoir pris quantité de cachets pour tenir le coup.

« L’audience » était à sens unique : nous avons écoulé pendant que le président parlait. Une heure d’affilée. Je résume ici ses propos :

Notre inadmissible revendication était rejetée. Le mandat sacré confié à l’Autorité lunaire ne pouvait être abandonné. Les désordres survenus sur le satellite de la Terre étaient intolérables. Les troubles récents démontraient de surcroît que l’Autorité avait fait preuve de laxisme. On allait y remédier par un programme d’action, un plan quinquennal au cours duquel on allait examiner toutes les décisions administratives passées de l’Autorité lunaire. Un code civil allait être rédigé ; on installerait des cours civiles et des cours d’assises dont seraient passibles les « clients-employés », à savoir tous les habitants de la zone sous mandat et pas uniquement les déportés qui purgeaient encore leur peine. Des écoles publiques allaient être créées, ainsi que des organismes de formation destinés aux clients-employés adultes susceptibles d’en avoir besoin. Un comité du plan, gérant tous les problèmes économiques, agricoles et industriels devait voir le jour. Ce comité aurait pour tâche de tirer des ressources et de la main-d’œuvre des clients-employés le produit le meilleur et le plus efficace. L’objectif provisoire consistait à quadrupler en cinq ans les expéditions de grain, objectif qu’une planification scientifique des ressources et de la main-d’œuvre permettrait d’atteindre sans problème. La première étape serait de retirer les clients-employés de leurs occupations improductives et de les redéployer sur le forage d’un vaste et nouveau réseau de tunnels agricoles, complété aussi vite que possible pour que la culture hydroponique puisse commencer au plus tard en mars 2078. Ces nouvelles fermes géantes, gérées scientifiquement par l’Autorité lunaire, ne seraient en aucun cas mises à la disposition de propriétaires privés. Ce système devait permettre à la fin du plan quinquennal de fixer un nouveau quota de production de céréales ; dans l’intervalle, les clients-employés qui produisaient des céréales dans des propriétés privées auraient l’autorisation de continuer à gérer leurs exploitations, mais ils seraient peu à peu absorbés par le nouveau système, leurs méthodes dépassées n’étant plus d’aucune utilité.

Le président a levé les yeux de ses papiers.

— En résumé, a-t-il conclu, les colonies lunaires vont être civilisées et leur niveau de développement va être relevé pour atteindre celui du reste de l’humanité. Aussi désagréable que soit ce devoir, je dois – et je parle maintenant en citoyen, non comme le président du présent Comité –, je dois, dis-je, vous exprimer notre gratitude pour avoir attiré notre attention sur une situation pour le moins améliorable.

Je me sentais prêt à lui arracher les oreilles : « clients-employés » ! Autant dire « esclaves », oui !

Prof, quant à lui est resté de marbre :

— Je trouve ce plan des plus intéressants. Ai-je l’autorisation de poser une simple question, à but informatif ?

— À titre de renseignement, oui.

Le délégué de l’Amérique du Nord s’est alors penché.

— Mais ne croyez pas que nous allons accepter de discuter avec vous, espèce d’hommes des cavernes ! Je vous conseille de surveiller vos manières. Vous n’en avez pas terminé avec nous, vous savez !

— Rappel à l’ordre, a ordonné le président. Je vous en prie, professeur.

— Je suis intrigué par le terme de « clients-employés ». Serait-il possible de stipuler que la majorité des habitants du principal satellite de la Terre sont des hommes libres, et non des prisonniers accomplissant leur peine ?

— Certainement, a accordé le président avec sécheresse. Tous les aspects légaux de cette nouvelle politique ont été étudiés avec soin. Sauf quelques exceptions peu nombreuses, environ 90 % des colons possèdent la citoyenneté, d’origine ou acquise, des différentes nations membres des Nations Fédérées. Ceux qui désireront regagner leur patrie d’origine y seront autorisés. Vous serez certainement satisfait d’apprendre que l’Autorité est actuellement en train d’étudier un plan afin d’autoriser des prêts pour couvrir le prix du transport… probablement sous le contrôle de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Pour tout dire, j’appuie moi-même de toutes mes forces ce projet qui rendrait sans objet toute allusion à un quelconque « esclavage ».

Il s’est fendu d’un sourire diabolique.

— Je comprends, a dit Prof. C’est d’une grande humanité. Le Comité – ou l’Autorité – a-t-il pris conscience que la majeure partie – non, je devrais dire la totalité… Le Comité a-t-il pris en considération le fait que les habitants de Luna sont physiquement incapables de vivre sur cette planète ? Au cours de leur exil involontaire et permanent, ils ont subi des modifications physiologiques irréversibles, et ils ne pourront plus jamais vivre dans de bonnes conditions avec une gravité six fois plus forte que celle à laquelle leur corps s’est adapté.

Le fourbe en est resté bouche bée, comme si cette idée lui survenait pour la première fois.

— Je parle encore une fois en mon nom, étant incapable de convenir de la véracité absolue de vos paroles. Il est possible que ce soit vrai pour certains et faux pour d’autres, les gens réagissent d’une manière fort différente à une situation donnée. Votre propre présence ici prouve qu’il n’est pas impossible pour un habitant de la Lune de revenir sur Terre. De toute manière, nous n’avons aucunement l’intention de forcer qui que ce soit. Nous espérons que beaucoup choisiront de rester et nous en encouragerons d’autres à émigrer sur la Lune. Mais il s’agira toujours de choix individuels, dans le respect des libertés garanties par la Grande Charte. Quant à ce phénomène physiologique auquel vous faites allusion, il ne s’agit pas d’un problème légal. Si quelqu’un estime plus prudent ou plus confortable de rester sur la Lune, c’est son droit le plus absolu.